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Repenser l’anarcho-syndicalisme… vraiment ?

Il peut arriver que l’intérêt d’un texte relève davantage du symptôme qu’il constitue que des analyses et opinions qu’il expose. Tel est le cas d’un article intitulé « Repenser l’anarchosyndicalisme »*, récemment paru dans le Monde libertaire. L’ambition du titre, il est vrai, pouvait susciter bien des attentes. La signature de l’auteur, précisant son appartenance à Sud Étudiant, ne faisait qu’augmenter la curiosité…

Son objectif étant explicité, que nous disait-il, cet article ? D’abord, il faisait quelques constats pertinents, parfois évidents : que le syndicalisme constitue encore, malgré sa tiédeur généralisée, un rempart contre les ambitions du patronat ; que la tiédeur, le caractère si peu offensif des « appareils » syndicaux, s’explique en partie par le fait que les « bases » sont moins offensives que ce qu’on imagine dans la chaleur des mouvements sociaux ; que ce que Tomás Ibañez – cité en exergue de l’article, mais pour tout autre chose – appelle l’imaginaire subversif s’est transformé et n’est plus ce qu’il était au cours de la première moitié du XXe siècle, rendant inaudible les appels à la grève générale ou à la guerre sociale ; que la plupart des termes constitutifs de l’identité des anarchosyndicalistes ne sont plus précisément définis, actualisés, repensés, depuis longtemps, trop longtemps ; qu’ils se sont peu à peu déphasés d’avec la réalité de l’exploitation capitaliste mondialisée… Autant de constats que d’autres ont déjà fait, mais qu’en l’absence d’avancées théoriques ou organisationnelles d’ampleur il est bon de rappeler. Certes.

Au-delà de ces succinctes analyses et de quelques autres, l’article propose ensuite une stratégie pour « renouveler » l’anarchosyndicalisme.

Mais au fait… de quoi parle-t-on ? Anarchosyndicalisme ? La définition qu’en donne l’auteur reste vague, polysémique… ce qui peut, ici, très bien convenir à la pensée libertaire, privilégiant l’action à l’essence. La stratégie proposée par l’auteur devra donc être interprétée comme étant sa définition de l’anarchosyndicalisme.

En guise de stratégie, en somme, l’article invite les libertaire à intégrer les syndicats majoritaires, là où sont les travailleurs. Leur tâche serait de « conscientiser et radicaliser les luttes du monde du travail », « d’intégrer » ce monde étrange et de se coordonner entre libertaires pour y peser… Il n’y aurait dans cette optique « aucun intérêt pour les libertaires à s’isoler dans des organisations minuscules » explicitement anarchosyndicalistes.

Écueil éthique

De quelque point de vue qu’on la considère, une telle rhétorique suppose de se vivre et d’agir comme une sorte d’avant-garde. L’une des forces, l’une des beautés de l’anarchosyndicalisme est sa prédilection pour l’exemple sur la propagande. Montrer, bâtir et développer nos instruments et pratiques d’émancipation semble tout de même plus cohérent avec le corpus de pensée libertaire que de s’enferrer dans des logiques que les marxistes n’ont que trop pratiquées. Mais passons.

Écueil tactique

Une stratégie « d’intégration » (verra-t-on refleurir la défunte consigne maoïste, l’établissement ?), ne peut mener qu’à l’échec. Au sein d’une organisation syndicale « classique », les organes de pouvoir sont l’objet d’âpres luttes, d’obscures négociations et alliances. Les militants syndicaux dont c’est le métier (rémunérés pour assurer des fonctions dirigeantes), et certains groupuscules politiques seront toujours plus habiles que les libertaires sur le terrain des luttes d’appareil. Notre corpus éthique – encore lui – nous disqualifie d’emblée pour rivaliser avec les apparatchiks des syndicats réformistes. L’alternative est alors, soit d’abandonner pratiques et principes libertaires pour entrer dans la grande compétition des appareils, soit de n’y pas s’intéresser et de ne militer qu’à la base. Oublions la première, reste la seconde : n’agir qu’à la base au sein d’une organisation pyramidale, ou des dirigeants se font appeler « patrons », négocient aux ministères et décident de l’arrêt d’une grève quand ils se sentent débordés, revient à travailler pour eux. Inciter la base à déborder les instances dirigeantes ? L’histoire ne démontre rien, mais indique tout de même des tendances… Où, quand a-t-on vu une direction syndicale capituler face aux revendications de sa base ? Est-il nécessaire de rappeler que dans un syndicat « classique » tout est organisé à l’image de l’État, c’est-à-dire que la légitimité du pouvoir ne peut être remise en cause ? Est-il besoin de convoquer l’amertume des milliers de militants syndicaux, lassés d’avoir à se battre en interne comme en externe ?

Écueil d’espace et de temps

N’est-il pas déjà assez compliqué de porter la voix libertaire dans la société pour avoir à se battre, en plus, au sein de sa propre organisation syndicale ? L’une des raisons essentielles de la difficulté à faire naître des logiques révolutionnaires au sein du syndicalisme – comme ailleurs à vrai dire – est l’absence de transmission. De génération en génération, les révolutionnaires doivent tout réinventer ; ceux qui pourraient le devenir doivent, sans cesse et sans cesse, franchir des barrages d’a priori, imaginer laborieusement ce que, peut-être, des ainés auraient pu rapidement indiquer. En cela d’ailleurs, l’article auquel le présent texte est une forme de réponse, semble caractéristique : qui se souvient des dizaines d’années et des innombrables efforts déployés par les anarchistes au sein de FO, voire de la CFDT ? Où sont-ils, les héritiers de ces militants ? Qu’en reste-il ? Où s’est délitée toute cette expérience ? Où s’est perdue toute cette énergie ?

L’anarchosyndicalisme proposé par Guillaume Goutte dans son article, noyé dans les marais des organisations syndicales officielles, est un anarchosyndicalisme condamné à la minorité, à l’opposition interne, à la faiblesse.

L’anarchosyndicalisme n’a réellement pesé sur le cours de l’histoire que quand il s’est constitué en organisations puissantes. Peu importe qu’elles aient été confédérées ou fédérées (CNT, FORA…), internationalement organisées (AIT, IWW…) ou puissants syndicats autonomes, peu importe qu’elles aient regroupé les travailleurs en syndicats d’industrie ou de métier. L’essentiel est qu’elles bénéficiaient en interne d’une cohérence de pratiques et de principes (émaillées de conflits internes, certes). Adopter une telle optique permet de s’atteler à la construction d’espaces où mettre en pratique les principes libertaires, permet de pérenniser l’engagement et de n’avoir pas – en principe – à gaspiller son temps en stupides querelles d’appareil. Cela permet d’éviter l’écueil de la prépondérance du réformisme que porte nécessairement le syndicalisme, en articulant luttes pour des améliorations de la vie quotidienne et développement d’une force capable, un jour, de bouleverser l’ordre économique et politique.

Mais à vrai dire, à se stade, on peut bien se poser la question de la pertinence du choix de la lutte syndicale pour celui qui porte des aspirations de transformation sociale. La réponse qu’apporte l’anarchosyndicalisme organique – c’est-à-dire, comme évoqué précédemment, développé en organisations syndicales organiquement conformes à leurs pratiques et objectifs – peut être qualifiée d’opportuniste. Elle consiste à se doter d’outils de lutte améliorant les conditions de vie quotidienne, tout en développant une organisation capable d’agir sur le cœur du capitalisme, la production de biens et de services. En d’autres circonstances historiques peut être que des organisations luttant d’autres façons seraient plus efficaces. Rien de nouveau.

Et c’est de cela, de cette absence de nouveau que le texte auquel celui-ci répond est un symptôme. Il ne propose rien de nouveau qui n’ait déjà été longuement tenté ; sa définition de l’anarchosyndicalisme, noyé, soumis aux directions syndicales, peut finalement se résumer par : les anarchistes doivent se syndiquer. Qu’on est loin de l’anarchosyndicalisme… Comment ne pas voir en de telles considérations le symptôme de la difficulté de certains libertaires à penser le présent et l’avenir ?

Que l’anarchosyndicalisme organique doive évoluer, c’est certain. L’alternative est la disparition, ou l’existence groupusculaire. Évoluer vers la prise en compte des mutations de cet imaginaire subversif cité plus haut ; vers l’impulsion de vastes chantiers de reformulation de sa pensée, de ses analyses, de ses projets de société ; vers l’ouverture à d’autres formes et pratiques de lutte et de développement ; vers une maturité, une confiance, qui lui permettra de préférer la prise de risques à la stagnation dans le confort de certitudes d’un autre siècle. Là se travaillent les nouveautés.

Mais pour s’atteler à de telles activités, il faut en être.

Jean Morse, Syndicat de l’Industrie Informatique – CNT

* « Repenser l’anarcho-syndicalisme », article paru dans le Monde libertaire hors série n°42, juillet – septembre 2011 : http://www.monde-libertaire.fr/syndicalisme/14760-repenser-lanarcho-syndicalisme-de-la-necessite-dun-constant-renouvellement

[Le Monde Libertaire] Se réapproprier le progrès technique

Les rapports de la science dite fondamentale et des technologies, des sciences appliquées, des produits industriels issus de savoirs techniques très élaborés, sont d’une grande importance pour la conception d’une future société libertaire, tant la question de la définition des biens socialement acceptables est forte. L’article proposé ici constitue une utile piste de réflexion.

Jeter le bébé technologique avec l’eau du bain capitaliste, c’est se priver par paresse intellectuelle d’outils potentiellement utiles à la société.
Le capital a confisqué le progrès technique pour son profit. Il faut comprendre par quels mécanismes il a opéré et se réapproprier la chaîne de l’innovation afin de l’articuler autour d’une autre idée du progrès technique, un progrès que nous aurons redéfini. L’innovation et le progrès technique sont le fruit d’un processus que l’on pourrait découper en trois domaines distincts, à savoir la recherche fondamentale, la recherche et développement, et l’industrialisation.
Tout progrès technique s’appuie en premier lieu sur des outils théoriques et des paradigmes construits par la recherche fondamentale, qui suit théoriquement un intérêt purement scientifique.
Cependant, la science pour la science est un grand principe qui résiste difficilement à l’épreuve des faits, tant il y a débat sur la manière dont le capitalisme et la raison d’État gangrènent la recherche fondamentale et les décisions budgétaires.
En second lieu, la recherche et développement va s’appuyer sur les outils que crée la recherche fondamentale pour les appliquer au réel par l’ingénierie. Les applications développées, les prototypes, s‘ils remplissent les critères des investisseurs, pourront passer au stade de l’industrialisation. Ici, le jeu est déjà très clair. La recherche et développement est le fait de sociétés privées. Les prototypes sont développés dans l’optique du marché. L’étude de marché borne l’ingénierie. L’ingénieur peut bien avoir ses convictions, ses intuitions de scientifique, son idée du progrès technique, il n’en reste pas moins au service du capital. Sans promesse de rentabilité, pas d’application possible.
Le développement est piloté par un triptyque : rentabilité, délai, qualité.
Si les concepts de rentabilité et de délai n’entretiennent pas le doute quant à leur relation au capital, arrêtons-nous un peu sur la qualité. Il m’a un jour été rapporté la phrase d’un cadre d’une grande société pétrolière en visite sur un site d’extraction offshore. Elle plante très bien le décor : « On peut accepter la médiocrité, du moment qu’elle est rentable. » La qualité au sens du marché est donc toute relative. On pourrait parler de qualité mercantilement acceptable, voire de non-qualité volontaire pour des besoins de rentabilité. Les exemples abondent de téléphones portables, d’appareils hi-fi, de logiciels, etc., vendus dans un état de finition et de qualité tout juste acceptable, et accepté parce qu’on nous a habitués à leur médiocrité. C’est qu’il faut respecter les délais de mise sur le marché pour faire face à la concurrence. Il faut aussi garantir un cycle de vie du produit qui ne soit pas trop long, pour renouveler le parc très régulièrement. Le critère de qualité est subordonné à la rentabilité à court terme de toute activité. Et il est bien normal, dans une optique capitaliste, qu’un agent cherche à rentabiliser au maximum son activité.
Si on s’en tient aux gadgets électroniques, la qualité relative ne fait que dégrader notre quotidien. Mais les conséquences peuvent être autrement plus dramatiques sur des applications comme un véhicule automobile dont on ne peut garantir la fiabilité de l’électronique embarquée, ou une centrale nucléaire dont on sait qu’on sacrifie une portion de la qualité et de la sûreté au profit de la rentabilité.
Sur ce dernier exemple, on peut se référer aux documents confidentiels d’EDF sur l’EPR en construction à Flamanville, récemment exhumés par le réseau Sortir du nucléaire 1. Ces documents détaillent les choix techniques adoptés pour le pilotage et la sécurité de la centrale. Ils explicitent en fait clairement le sacrifice fait de la sécurité au profit de la rentabilité d’exploitation.
Le critère fondamental ici est bien la rentabilité. Si les promesses de profit justifient l’investissement de départ, l’application a de bonnes chances d’être industrialisée pour rencontrer les désirs et les « besoins » qu’on aura préalablement éveillés chez les consommateurs cibles.
Nous voilà donc à la troisième étape, l’industrialisation. L’ouvrier, lui, produit les nouvelles technologies. Il n’a pas son mot à dire, il n’y a aucune ambiguïté quant à son rôle : il subit. Il est exclu d’en appeler à sa subjectivité, à son idée sur le progrès technique. Les critères de rentabilité-délais-qualité ne sont pas toujours seuls en jeu. Le pouvoir étatique peut aussi avoir son mot à dire. Parfois, l’État a intérêt à huiler la grande machine de l’innovation, en particulier dans les secteurs dits stratégiques, comme le susmentionné nucléaire, ou l’industrie de l’armement. Soit il procédera par subsides prélevés sur l’argent public, soit par une réglementation avantageuse. Il marchera main dans la main avec le capital, tant pouvoir et argent aiment à entretenir de bonnes relations. N’en déplaise aux déistes du marché, il n’y a pas de main invisible qui autorégulerait tout, mais plutôt à la base la volonté de personnes qui se donnent les moyens de leurs ambitions.
Dans tous les cas, le point charnière sans lequel il n’y a pas d’innovation et d’application du progrès technique, est l’investissement. À la commande de l’investissement, c’est donc le capital et l’État qui ont pouvoir de vie ou de mort sur le progrès technique. Les acteurs capitalistes et étatiques utilisent le « progrès technique » comme prétexte à la recherche du profit et du pouvoir maximums.
Se réapproprier l’innovation technologique pour ne pas se la faire imposer requiert donc de se substituer aux acteurs capitalistes et étatiques.
On voit poindre alors toute l’importance du politique dans ce raisonnement, et cela démontre combien il importe de définir ce qu’est le progrès technique et de se réapproprier les décisions cruciales quant aux applications techniques. C’est le politique, dans le sens d’une communauté qui élabore des idées de vie, et non le capital, qui doit décider de la marche du progrès technologique. Comment en arriver là dans les faits ? Par l’organisation qui sera la plus à même de faire émerger des consensus en des instants et des lieux précis, de répondre le plus fidèlement possible à l’intérêt d’une communauté, sans faux-semblants ni intérêts masqués de quelques groupes de pression.
Un exemple concret de réappropriation de la production (de la conception par les ingénieurs à la réalisation par des ouvriers et techniciens) nous est donné par l’expérience Lucas Aerospace. En 1973, en Angleterre, suite à l’annonce d’un plan de restructuration et de 2 000 suppressions d’emplois, les salariés de ce groupe leader de l’aéronautique civile et militaire décident de prendre leur avenir en main et forment ce qui s’appellera le Projet Lucas 2. Ils créent un groupe interne à l’entreprise qui réunit des scientifiques, des ingénieurs et des ouvriers. Ils se fixent pour mission de redéfinir leur production. Quels biens utiles au plus grand nombre peuvent-ils produire compte tenu de leurs connaissances et de leurs savoir-faire, et comment peuvent-ils mieux les produire ? Comment peuvent-ils les produire dans une organisation non hiérarchisée, qui laisse place à la créativité et aux savoir-faire de chaque individu, tout en respectant les hommes et leur environnement ?
Ils ont trouvé des appuis dans certaines municipalités, dans certaines universités, qui leurs ont permis de mener à bien plusieurs projets. Leur plan de production était économiquement viable et plusieurs prototypes ont été construits et exposés. Les membres de ce groupe se sont cependant bien vite retrouvés isolés, pressurés par la direction, ignorés par les syndicats, salués mais bien vite abandonnés par le gouvernement travailliste de l’époque. Il reste de cette expérience une liste, non exhaustive et toujours en cours de définition, qui établit les critères fondamentaux d’un « produit d’utilité sociale ». Cette liste ne s’est pas construite théoriquement ou imposée par une hiérarchie, mais elle est le résultat d’une expérience partagée par tous les acteurs de ce projet. En parcourant les différents points qu’elle aborde, on se rend compte qu’avec l’idée initiale de redéfinir ce qu’ils allaient produire, la réflexion de ces hommes et femmes les a poussés à couvrir les notions de progrès technique, de progrès social et de progrès environnemental.
Aujourd’hui, alors que les fermetures d’usines et les restructurations s’abattent à un rythme effréné, alors que le productivisme et le culte de la croissance nous conduisent à notre perte, il faut plus que jamais soutenir ce flambeau.
Nier le progrès technique en bloc et jeter l’opprobre sur ses acteurs sans discernement, c’est finalement l’abandonner encore un peu plus aux pulsions morbides du capital. À travers cet exemple, on voit qu’outre la réappropriation de l’outil de travail, le déplacement des centres de décision au plus près de la production permet la redéfinition ponctuelle et évolutive de ce qu’on considère comme progrès technique. Les acteurs de la production se réapproprient ainsi l’outil et la finalité de leur travail. Ils questionnent cette finalité et ils remettent en cause son utilité sociale. On peut produire moins et mieux. Quand le capitalisme et l’état sont sortis de la boucle, le progrès se redéfinit par notre expérience de tous les jours et nos intérêts réels et communs.

Romain C.

1. Révélations d’une source interne à EDF, « l’EPR risque l’accident nucléaire » :
www.sortirdunucleaire.org
2. Revue Z, n° 3, Amiens, printemps 2010, « Working Class Heroes ». Mike Cooley, Architect or Bee ? The human price of technology, The Hogarth Press, Londres, 1987.

Source : Le Monde Libertaire

[Le Monde Libertaire] De la science comme émancipation et comme danger : la fructueuse ambivalence bakouninienne

Nous reproduisons ici de courts extraits de Dieu et l’État dans lesquels la conception bakouninienne de la science est condensée. Nonobstant le style et le lexique quelque peu datés, le propos conserve sa pleine pertinence pour l’élaboration d’une conception des sciences au sein du mouvement anarchiste, esquissée dans ce journal depuis la rentrée, selon laquelle d’une part, les sciences sont une modalité unique de l’agir humain sur le monde – puisque cette modalité est un entendement potentiellement délié des mensonges de la religion –, d’autre part que la science se doit d’être un savoir partagé, constitutif de l’individu autonome et non pas confisqué par une avant-garde, une technocratie spoliatrice de l’élan émancipateur des masses. La science visée par Bakounine est principalement celle qui, à son époque, est encore engluée dans une métaphysique pesante et stérile. En revanche, il loue les sciences naturelles, les sciences expérimentales, grosses d’un mouvement de compréhension du monde permettant de s’échapper des rets de l’ordre théologico-bourgeois*. Une filiation avec certains des plus importants philosophes des Lumières se lit dans ces lignes, alors même que la science de l’époque de Bakounine est devenue majoritairement positiviste et que le scientisme est érigé en nouvelle croyance. Par ailleurs, on remarquera, entre autres, une clause fondatrice de la pensée bakouninienne, à savoir un matérialisme remarquablement assumé, un matérialisme tout diderotien pourrait-on dire. On y lit encore, de manière intense, la tension entre une science qui pense le monde et une science qui veut souvent agir sur le monde. Tout cela résonne à nos oreilles contemporaines, cependant que l’on peut contester, avec le recul de plus d’un siècle, la rigide démarcation que Bakounine établit entre la science du général et les manifestations singulières des phénomènes. La science actuelle semble pouvoir se défaire de cette dichotomie autrefois nécessaire. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.

L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.
Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciples de l’école doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.
La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit.
L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est-à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes à leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites.
L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
[…]
Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science – à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité –, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. […] Elle n’a pu le faire que pour deux raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce qu’elle s’est posée elle-même, jusqu’ici, comme le but absolu et dernier de tout développement humain ; tandis que, par une critique judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre qu’elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la Terre.

Michel Bakounine
Extrait de Dieu et l’État

*. On lira avec intérêt les analyses d’Irène Pereira (http://raforum.info [article « Bakounine : la révolte de la vie contre le gouvernement de la science »]), plus détaillées que ce que nous pouvons faire ici. Nous la rejoignons notamment dans son analyse de la critique que Bakounine adresse au matérialisme dialectique de Marx, empêtré dans un hégélianisme fatal – critique d’une pertinence considérable, acte novateur et proprement révolutionnaire. Si je puis résumer, en songeant à ma propre inclination épistémologique, Bakounine est plus proche de la modeste théorie de la connaissance d’un Darwin – mais ô combien prolifique en termes de résultats scientifiques – que de la grandiloquence du système conceptuel marxiste. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire

[Le Monde Libertaire] Télé, sciences et religion, un mariage forcé à l’autrichienne

L’ORF, en Autriche, c’est un peu comme l’ancien ORTF en France, à la fois télévision d’État et radio nationale. Comme partout, on parle de réduction des coûts et tout ce qui relève de la culture est facilement sacrifié. Ainsi, le directeur de l’ORF a décidé de placer le service en charge des émissions scientifiques sous l’autorité de Gerhard Klein qui était déjà responsable des émissions portant sur les religions. Klein est un théologien catholique… et l’on est en droit de douter que les émissions, portant par exemple sur le darwinisme ou les pilules abortives trouvent grâce à ses yeux ! Ce sont toutes les émissions concernant la bioéthique qui risquent ainsi d’être biaisées, sinon supprimées.
Ce n’est peut-être pas très étonnant dans un pays soumis au régime concordataire et c’est d’ailleurs le concordat entré en vigueur en mai 1934 qui définit toujours les relations entre l’État et le Vatican ! 1934-1938, c’est la période de l’austrofascisme, pendant laquelle le pouvoir émanait officiellement du dieu catholique, et non du peuple. Aujourd’hui, l’État finance à 100 % les écoles privées catholiques et dans les écoles publiques, la croix figure en bonne place dans toutes les classes, au-dessus du tableau, comme au-dessus des juges dans tous les tribunaux. Le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne et proche de Joseph Ratzinger, s’était illustré en 2005 en défendant les théories du dessein intelligent 1 dans le New York Times. En Autriche, l’Église semble mener une offensive contre les sciences 2, plutôt que de s’occuper d’indemniser les victimes des prêtres pédophiles.

Jérôme Segal

1. Nous en reparlerons ici. (NdR.)
2. Et dans la France de Sarkozy, c’est pour quand ? (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1608 (14-20 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] Sciences & télévision

La littérature savante sur la vulgarisation scientifique à la télévision est riche et abondante. La politique sur ce même sujet est indigente et rare. Elle se contente de pondre des rapports parlementaires qui resteront sans effet.
Dans ce qui suit, je me suis plutôt attaché à déceler l’idéologie générale qui sous-tend tout discours télévisuel direct ou indirect, à propos des sciences et des techniques. Autant d’affirmations diffuses qui, à force de répétition péremptoire, agissent par imprégnation, finissent par faire système et deviennent de telles vérités qu’il serait malséant de les mettre en doute. Ce qui est l’inverse de la démarche scientifique…
Je l’ai fait en examinant les genres qui prétendent montrer le réel : reportages, documentaires, divertissements et publicités. La culture scientifique et technique y apparaît soit – rarement – comme sujet de vulgarisation, de façon volontaire et directe, soit – le plus souvent – comme objet culturel, de façon involontaire et indirecte. Le cadre d’analyse serait incomplet si on ne s’attardait pas sur le moteur même de la production télévisuelle : l’audimat. Au fil des années, cet indicateur boursier qui détermine le prix de la minute publicitaire s’est imposé comme une mesure universelle des goûts et des attentes des téléspectateurs. Une injonction divine de la marchandise à laquelle les dirigeants se doivent d’obéir sous peine de renvoi.
Tout le monde se souvient de la polémique soulevée par les propos d’un ex-PDG de TF1 : « Nos émissions ont pour vocation de le [le téléspectateur] rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Cette déclaration, jugée cynique quand elle n’est que naïve, a beaucoup scandalisé au lieu de susciter la réflexion. À y regarder de près, il semble plus pertinent d’inverser la proposition. Ce ne sont pas les émissions qui rendent le cerveau disponible à la réception du message publicitaire mais, bien au contraire, le message publicitaire qui a fixé et qui fixe encore les règles formelles des produits télévisuels, journaux télévisés et émissions politiques compris. Sur le strict plan des techniques narratives, la réclame a introduit des normes, un style, un savoir-faire qui se sont étendus à l’ensemble des émissions. Une gestion du temps, un rythme de montage, une esthétique visuelle et sonore, une façon d’éclairer, de cadrer. Il faut faire court, rapide, être dans l’urgence de l’actualité, ne jamais interrompre le flux. Le discours sur les sciences et les techniques n’est que l’un des éléments publicitaires de ce flux qu’il serait inconvenant de troubler par des silences, de la réflexion, de l’incertain.
Sans compter, par une crainte irraisonnée de perte d’audience, la starisation de certaines disciplines et, en corollaire, d’une petite poignée de scientifiques dont la principale qualité tient à leur supposée télégénie (« Il passe bien, il s’exprime bien »). Le scientifique est tour à tour le bon, la brute et le truand. Le bon, c’est l’ancien astronome émerveillé, qui vaut plus par la gaîté de son ignorance que par la gravité de son savoir. Il est soit rêveur et distrait, tout entier absorbé par sa tâche ; soit aventurier maniant le fouet aussi bien que le linéaire B 1. La brute, c’est le physicien nucléaire, le chimiste ou le biologiste. Il inquiète, il corrompt la Nature (avec un grand N), il se prend pour Dieu quand il n’est que démon. Le truand, c’est l’usurpateur, celui qui vole ou qui truque ses résultats. À l’image, le savant trône dans son laboratoire ou dans sa bibliothèque, appareils de mesures et livres en font le détenteur d’une connaissance indiscutable. Il est celui qui sait, dépositaire d’un savoir dont nous ne savons rien.
Ce type de transmission ne fait que produire l’effet inverse, puisqu’il remplace le savoir authentique par un culte du savoir. Une caricature, une mystification. « Une idolâtrie des supports humains du savoir » (Georges Simondon). En définitive, le scientifique n’y transmet que lui-même.
Du coup, le nombre de disciplines ayant droit de citer est si réduit que le monde des sciences s’apparente plutôt au monde du silence. La santé, présentée comme une discipline, se taille la plus grosse part d’un lion qu’elle partage avec les documentaires animaliers, la vie secrète des dinosaures, les premiers âges de l’humanité urbi (u) tero et orbi (u) tero, les mystères (sic) des pyramides, l’astronomie réduite aux éclipses et aux explorations spatiales, les randonnées sur les volcans du monde et l’écologie. France 5, la chaîne du savoir et de la connaissance, se fend d’une case dont l’intitulé officiel laisse rêveur : « Science, santé, environnement ». Santé (on trinque !) en lieu et place de sciences médicales. Sur TF1, Ushuaia, visite guidée des jolis coins « encore sauvages » de la planète, version animée du vieux magazine Géo. France 2, qui met en scène les frères Bogdanov, deux bonimenteurs de foire attifés en cosmonaute-mantique égrenant des sottises d’un air compassé. Autant d’émissions déclarées comme étant à caractère scientifique. À ce compte, l’absence vaudrait mieux que la mascarade.
Pour assurer sa pérennité, la télévision doit rassurer le citoyen téléspectateur sur la validité et la cohérence de ses idées, fussent-elles approximatives ou erronées. Elle donne à la doxa un label d’authenticité. Il n’y a là aucune volonté délibérée, aucun choix méchant d’abrutir les masses. « C’est d’ailleurs un bien curieux phénomène qui fait que des choses dont personne ne semble vouloir se font comme si elles avaient été pensées et voulues » (Pierre Bourdieu).
Transformation du discours scientifique en discours idéologique, la science (au singulier) y est présentée in fine comme une forme de croyance. Vidées de leur identité matérielle et concrète, les théories scientifiques sont figées dans le temps. Elles sont toujours présentées comme une explication définitive et totalisante, jamais comme le moment d’une description réfutable et parcellaire. Ce discours n’est que l’amplification et la légitimation des idées de comptoir sur la recherche scientifique, sur « ces chercheurs qui cherchent et ne trouvent pas », « qui se trompent souvent », « qui ne sont pas d’accord entre eux ». Et plus préoccupant encore, la permanence du discours relativiste 2 que l’on trouve chez une poignée d’intellectuels officiels. La représentation télévisuelle des sciences correspond bien à l’ambivalence de la représentation commune, qui peut se résumer par deux termes psychologiques : émerveillement et effroi. Émerveillement, avec la science comme sotériologie 3. Elle a la puissance divine du sauveur. Elle seule, dans le secret des labos, peut nous sauver de tous les dangers, de toutes les maladies. Effroi, lorsque sciences et techniques produisent des effets négatifs ou supposés tels : clonage, plantes alimentaires génétiquement modifiées, centrale nucléaire, téléphone portable, etc. L’émerveillement et l’effroi, par définition, n’admettent ni distinctions, ni nuances et se trouvent aux antipodes du travail des scientifiques. Et c’est ainsi que la télévision, sauf exception, ne raconte pas les sciences mais les trahit tout en méprisant ses spectateurs.

Robert Nardone, documentariste

1. Syllabaire utilisé pour l’écriture du mycénien, forme archaïque du grec ancien. (NdR.)
2. Voir l’article de Hervé Ferrière (ML 1603). (NdR.)
3. Partie de la théologie s’intéressant aux doctrines du salut. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1605 (23-29 septembre 2010)

[Le Monde Libertaire] Y a-t-il des expériences cruciales en sciences ?

La notion d’expérience est cruciale en sciences, mais existe-t-il pour autant des expériences dites cruciales, de celles qui permettraient de décider assurément entre deux théories portant sur les mêmes phénomènes ?

Une expérience cruciale Ec est une expérience qui serait à même de décider entre deux théories, ou hypothèses, concurrentes T1 et T2 : si Ec favorise T1, T1 est acceptée et T2 rejetée, sur la seule considération d’un résultat observé au cours de Ec, et en vertu du principe logique de non-contradiction selon lequel un objet ne peut à la fois être A et non-A. L’histoire des sciences fait souvent le récit de ces expériences qui auraient donc le pouvoir d’emporter la décision quant à la valeur d’une théorie. Pourtant, les choses ne sont pas si simples.

Des exemples à méditer

Le physicien et philosophe Mario Bunge évoque un épisode montrant qu’une expérience dite cruciale est source d’interrogations et de doutes. « […] Kaufmann, […] professeur de physique expérimentale de l’université de Göttingen, […] avait mené des expériences sur la valeur de la masse en fonction de la vitesse et […] avait trouvé que l’équation d’Einstein était fausse. Einstein […] a simplement dit : « Il se trompe. » […]. Quelques années plus tard, Kaufmann, qui était un savant honnête, a découvert en révisant la conception de son expérience que le vide parfait n’était pas réalisé et qu’il y avait une fuite. Il a refait son expérience et a reconnu qu’Einstein avait raison. En somme, les réfutations ne sont pas plus durables que les confirmations. Toutes sont, à quelque degré, entachées d’un certain doute. 1 »
L’anecdote est grosse de plusieurs questions importantes sur le rapport théorie-expérience – qui n’est pas aussi univoque qu’on le dit ; on parle alors, pour caractériser ce rapport intriqué des faits et des théories d’« imprégnation théorique ». Un fait est en réalité un énoncé factuel interprété.
Revenons à Kaufmann. Il n’a pas fait d’expériences de contrôle pour estimer et circonscrire les éventuelles défaillances techniques de son dispositif expérimental – l’enceinte dans laquelle on fait le vide. Son expérience se voulant décisive est isolée dans le sens où elle n’est pas elle-même soumise à un contrôle de ses hypothèses auxiliaires, par exemple celles portant sur la perfection de l’étanchéité de la chambre à vide. Kaufman n’a pas fait d’erreur de raisonnement (il procède par ce qu’on appelé une inférence à la meilleure explication) mais il bute sur le contenu, et non la forme, de son raisonnement. Le cas Kaufmann nous apprend encore ceci : si une expérience Ex, dictée par une théorie T, requiert un vide poussé, mais que l’on ne possède pas de dispositif de mesure du vide, on peut considérer qu’une anomalie dans la mesure du phénomène suscité par T et recherché au travers de Ex constitue, indirectement, une mesure du vide. En effet, si un résultat R1 est attendu et qu’on obtient R2, il est alors possible de croire que le vide est défectueux. Croire que T est infirmée à cause de R2 est une option risquée, justement parce que T est capable de renseigner sur l’éventualité d’un défaut expérimental ou d’une variable non prise en compte.
L’expérience de Michelson et Morley (en fait une série d’expériences, entre 1881 et 1887) sur l’éther (hypothétique milieu support de la lumière – on l’appelle l’éther luminifère ; rien à voir bien sûr avec l’éther médical) est considérée comme une expérience cruciale. Mais comme le dit le physicien Michel Paty, « son importance historique a souvent été soulignée – et, d’ailleurs, controversée : elle illustre à merveille, sous la fausse évidence de son interprétation, la complexité du « statut » de l’expérience 2 ». Michelson et Morley ont expérimentalement montré que l’éther n’existait pas – alors que leur projet était de valider son existence. Ce résultat indiquait bel et bien une impossibilité physique – d’ailleurs pas acceptée par les auteurs de l’expérience –, qui sera adéquatement décrite par une théorie dotée d’une cohérence logique et d’une grande portée explicative : la relativité restreinte d’Einstein (1905). Michelson et Morley ont établi un fait – lui crucial – mais ce fait ne permettait pas de trancher entre les multiples théories proposées à l’époque – l’expérience n’était donc pas cruciale au sens indiqué en début d’article.
Il est un cas célèbre dans l’histoire de la physique qui présente les apparences d’une expérience cruciale positive (qui permet donc de conclure à la validité d’une théorie), celui de la théorie de la gravitation. Notons tout d’abord que la rivalité entre l’ancienne théorie de la gravitation, newtonienne, et la nouvelle, einsteinienne, n’est pas strictement conforme au schéma donné plus haut. En effet, il n’y pas symétrie entre les deux théories face aux phénomènes à expliquer. La théorie classique est muette au sujet d’une certaine classe de phénomènes que prédit la nouvelle théorie. En toute rigueur, les tests de celle-ci ne peuvent concerner la première, ce qui veut dire que si la théorie nouvelle échoue à passer ces tests, il ne s’ensuit pas ipso facto que l’ancienne théorie conserve toute sa primauté. Ceci montre encore une fois les limites de la notion d’expérience cruciale. Donc, en 1915, Einstein établit la théorie de la relativité générale. La théorie est mathématiquement satisfaisante. Reste le problème de sa validité physique. Parmi les nombreux phénomènes qu’elle prédit, un seul peut être mis en évidence par les outils expérimentaux de l’époque (les nombreux autres tests de la théorie seront effectués au cours du xxe siècle). Il s’agit de la mesure de la déviation des rayons lumineux au voisinage d’une masse suffisamment grosse, le Soliel par exemple. Ce test sera réalisé en 1919 par l’astronome Eddington. La théorie semble confirmée car l’expérience semble cruciale : les rayons sont bel et bien déviés. Or, en toute rigueur, il n’en est rien. L’observation, unique puisque portant sur un phénomène rare – une éclipse totale de Soleil – et donc non reproductible (sauf dans très longtemps, lors d’une nouvelle éclipse totale), pourrait avoir été ratée. Là encore, on aurait pu incriminer le dispositif expérimental, la fiabilité des mesures (portant sur un phénomène très ténu). Pourtant, cette observation fut acceptée comme un test crucial…
Autre cas, l’expérience de Lenard (1902). Cette expérience fut interprétée par Einstein comme une expérience cruciale tranchant entre théorie ondulatoire de la lumière et théorie corpusculaire de la lumière, en faveur de la seconde, et donc en faveur de sa théorie des photons en tant que constituants de la lumière. Cette expérience montre que la lumière adopte un comportement de type corpusculaire. Néanmoins, quelques années plus tard, la théorie de la lumière se brouillera à nouveau puisque si la nature photonique de la lumière est admise, la théorie quantique apportera une interprétation duale – ondes et corpuscules – de la lumière. L’expérience de Lenard n’avait pas été cruciale, ou du moins avait été temporairement cruciale…
Si l’on insiste autant sur ces cas liés aux travaux d’Einstein, c’est parce qu’on y voit en jeu la tentation – ou le rejet – de l’expérience cruciale, comme instance empirique de la décision en faveur ou en défaveur d’une théorie. Dans le cas Kaufmann, c’est ce dernier qui croit en la « crucialité » de son expérience, alors qu’Einstein ne s’y intéresse même pas, persuadé, pour des raisons non empiriques, du bien-fondé formel de son édifice théorique. Dans le cas d’Eddington, l’observation de la déviation des photons est considérée comme décisive – certes pas tout à fait cruciale, au sens le plus fort du terme – et Einstein dira qu’il ne doutait point de l’issue de l’observation, tant était forte sa conviction, intrinsèquement théorique, que la théorie gravitationnelle qu’il avait bâtie était solide. Dans le cas de Lenard, Einstein voit dans ces résultats d’expérience un test crucial. Alors, cruciale ou pas ?
Ces considérations nous permettent de conclure en rappelant un autre point important, que le physicien et philosophe Pierre Duhem mit en évidence dans son livre de 19063, puis qui fut repris par W.V.O. Quine en 1953 4, et que l’on connaît depuis lors sous le nom de thèse de Duhem-Quine. Si une expérience ne peut prétendre à être cruciale, ce n’est pas tant pour une raison empirique (faire tous les tests et contrôles souhaitables pour éliminer ce qui relèverait des défaillances expérimentales) que pour une raison épistémologique profonde : la solidarité logique des énoncés principaux et auxiliaires d’une théorie, et des théories adjacentes, elles-mêmes soumises, par contiguïté, à cette interrelation qui forme un réseau, le réseau théorique. La mise en défaut d’une hypothèse via une expérience particulière ne concerne pas que cette hypothèse principale, mais aussi toutes les hypothèses qui font corps avec elle, fussent-elles implicitement admises comme un arrière-plan de connaissance dont on ne discute plus 5. Duhem dit : « En réalité, il s’en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu’il n’est supposé […] ; l’appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution. Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises par lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance, tant vaut sa conclusion. »
En bref, non seulement l’expérience dite cruciale n’a pas systématiquement la capacité d’invalider assurément une théorie, mais de surcroît, elle n’a pas nécessairement le pouvoir de lui substituer une explication novatrice concurrente. La rejeter totalement comme le fait Duhem est excessif : il existe bel et bien des expériences sinon cruciales au sens strict, mais sans doute hautement pertinentes quant à leur pouvoir de préférer une théorie à une autre. En tout cas, cette idée en dit long sur le difficile cheminement des sciences – entre certitudes et doutes – vers la vérité de leurs énoncés.1. Laurent-Michel Vacher, Entretiens avec Mario Bunge. Une philosophie pour l’âge de la science, Liber, 1993.
2. Michel Paty, « La question du statut de l’expérience en physique », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 40, 1992.
3. La Théorie physique, son objet et sa structure, éditions Rivière, 1906.
4. From a logical point of view, Harvard University Press, 1953.
5. Par exemple, personne de viendrait raisonnablement douter de l’« hypothèse » que la Terre est ronde ; il y a des limites évidentes à la remise en cause de la multitude des faits, thèses et hypothèses qui concourent à la formation d’une théorie relative à un nouveau phénomène à expliquer.

Marc Silberstein

Source : Le Monde Libertaire n°1607 (7-13 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] La culture scientifique au péril de la télévision

Les rapports de la télévision et des sciences sont particulièrement infructueux. La première, par son inculture croissante, son inféodation au marché, au commerce, ne rend compte des secondes – aux exceptions près – que sur des modes vulgaires, spectaculaires, ou encore mensongers.

Proz

Une absence assourdissante
Contrairement aux plaintes maintes fois répétées, les sciences ne sont pas si absentes que cela des programmes de télévision. Comment pourraient-elles l’être ? Elles constituent l’un des principaux piliers sur lesquels repose la culture occidentale. C’est vrai, les rares émissions qui leur sont spécifiquement consacrées balancent entre misère et cocasse. Mais certaines disciplines apparaissent en filigrane tout au long du flux : journaux, magazines, publicités. Ce fil de trame continu en dit plus long sur le point de vue télévisuel que les béates vulgarisations censées rendre compte de travaux scientifiques déjà dépassés.
On assiste à deux discours apparemment opposés. Deux avatars du débat depuis longtemps périmé entre nature et culture. En fait d’opposition, il s’agit de la même monnaie. Émerveillement et effroi. Côté pile, l’apologie du savoir et côté face l’apologie de la nature en opposition aux sciences des hommes. À ceci près que la nature télévisuelle réduite à la campagne, à la montagne et à la mer relève de la pure fiction. Et puis quelque chose d’immatériel, un concept flou flottant dans le ciel des idées reçues : un air, un comportement naturel, des manières et des matières naturelles. Ne reculant devant aucun oxymore, l’agriculture biologique y est naturelle (sic). La publicité va plus loin dans l’incohérence et taxe de naturel un yaourt ou une lessive (re-sic).
Dans les journaux et les magazines, les sciences et les techniques apparaissent au quotidien de deux manières bien distinctes : soit comme sujet, soit comme objet. Comme sujet, lié à un événement qui nécessite une explication et met en scène le scientifique abonné des plateaux : catastrophe, épidémie, découverte archéologique, découverte ou erreur médicale, curiosité astronomique, actualité spatiale, écologie, nouveau produit technique. S’en suit alors un discours simplificateur illustré par des images n’ayant souvent strictement rien à voir avec le sujet. Il est fréquent dans les émissions dites de variétés de voir un bateleur faire le boniment technico-scientifique. Cette minute est le moment comique de l’émission, une sorte de gimmick poujadiste douteux. L’animateur y joue soit le clown blanc prenant la pose du journaliste spécialisé en débitant des platitudes sur un ton affecté, soit l’auguste maladroit tournant en dérision et la chose et lui-même.
Comme objet, en toile de fond de l’actualité politique à travers les enjeux divers de l’industrie, de l’agriculture, des choix énergétiques ou de la santé publique. Le scientifique joue alors le rôle de témoin, d’expert ou d’inspecteur apportant des preuves irréfutables. La balistique, la biologie, la psychiatrie, la sociologie sont convoquées à propos des conflits militaires, des meurtres, disparitions, attaques à main armée, émeutes, bavures policières, procès, reconnaissances de paternité. Pas de sports de compétition sans intervention conséquente de la médecine, de la biomécanique, de la chimie, de la physique des matériaux et la psychologie. Dès lors, dans les reportages sportifs, il est souvent question de dopage, de nouveaux matériaux ou de nouvelles formes d’entraînement présentées comme étant plus scientifiques.
La science météorologique subit le même sort que ses consœurs. Des tendances probables et parcellaires sont présentées de façon définitive et globale, soit avec un sérieux papal, soit avec dérision. Sur un ton pontifiant, à l’aide d’une iconographie d’école primaire, le camelot commente en termes savants : anticyclone, dépression, perturbation, hygrométrie. Dans l’autre cas, pour bien afficher le peu de cas du travail des météorologues, une pin-up écervelée vient vendre ses appâts dans la vitrine, en échange de quelques nuages.

Les films publicitaires
La biologie et la génétique font autorité dans la réclame des objets de consommation courante. Elles garantissent l’efficacité des produits d’entretien des choses et des gens. Tel aliment est riche en oméga 3, telle crème corporelle a été testée scientifiquement, telle autre est « génifique » (sic). Dans les sociétés marchandes, le corps est objet de négoce, le nettoyant W.C. se voit dès lors doter des mêmes propriétés biologiques que le yaourt, le shampoing ou le dentifrice. Grâce aux mêmes énigmatiques agents actifs génétiques et aux compétences des laboratoires Truc, la lessive Toc donne au linge autant d’éclat que le shampoing Tic à la chevelure 1.
La réclame alterne nature et culture de façon quasi métronomique. Des eaux volcaniques au shampoing à base d’essences naturelles, produits « naturels » et produits « scientifiques » s’opposent dans un duel marchand. De cette fausse dualité, qui se retrouve dans toutes les émissions, se dégage une petite unité dramatique pourvoyeuse d’un message télégraphique naïf, erroné, mais clair. Ce message réducteur, mille fois répété, finit par s’imprégner bien mieux qu’il ne le ferait s’il était pensé et voulu. Il y a la Science d’un côté, la Nature de l’autre et l’Homme au milieu, le tout au singulier avec une majuscule. Une version religieuse des sciences qui les réduit à néant ; une idée simplette de la nature réduite aux dépliants touristiques.

La science ustensile
La télévision agit plutôt comme un écho de ce qui va de soi, des normes intégrées, des idées reçues et largement partagées, auxquelles elle donne une apparence de légitimité en les ordonnant systématiquement dans un discours plus ou moins cohérent. Tel un miroir grossissant de l’implicite qui filtre les gestes et les discours parasites, elle donne à voir dans sa crudité la manière dont une société se représente elle-même. Plutôt que des normes, elle propose des postures symboliques. Les pourvoyeurs du médiocre message télévisuel ne sont pas de machiavéliques et cyniques manipulateurs d’opinion. Ils ne sont au contraire que les petits éléments d’un système qui certes ne fonctionnerait pas sans leur complicité, mais qui les comprend et les dépasse. Ils doivent leur position tant convoitée à une sincérité et une naïveté désarmantes. Ils croient en ce qu’ils disent tout simplement parce que c’est ce qu’il se dit. Singuliers et cultivés, ils n’y auraient pas leur place. Leur ignorance et leur conformité sont les meilleures garanties de mise en phase de l’émetteur avec la totalité des récepteurs. Tout discours contraire ne sera pas mis à l’écart par censure, mais tout bêtement parce qu’il ne sera même pas entendu. Une télévision qui ne serait pas l’ordonnateur et l’amplificateur de l’idéologie dominante est inconcevable. Ce n’est même pas une utopie, un point de fuite, c’est un contresens. Le discours caricatural et antiscientifique qu’elle distille, en flux constant, sur les sciences n’est que la version vulgaire du discours officiel. Dans une société comme la nôtre, une science rentable – financièrement et symboliquement – est une science que ne cherche pas, c’est une science achevée qui doit rendre des comptes. À la rigueur on lui autorise de petites améliorations sans conséquences qui doivent confirmer le cadre existant et assouvir superficiellement le mythe du progrès. On peut même, ultime coquetterie, se satisfaire de ses mystères (sic) non encore résolus qui nous enchantent et qui sont la « preuve » des limites de La Science ! En résumé, une science sans sciences.

Robert Nardone, documentariste

1. Autre exemple récent, extrêmement caricatural : L’Oréal vend une gamme de produits « rajeunissants » sous le nom prometteur de « Code Jeunesse », avec comme slogan : « La science des gènes est entre vos mains. » Il est affirmé, en parlant de la peau, que « la technologie Pro-Gent a été conçue pour […] rétablir son code naturel de jeunesse » (nous soulignons). Il est spécifié que l’« efficacité [a été] confirmée cliniquement ». Une note en petits caractères indique qu’il s’agit d’une « auto-évaluation sur 52 femmes ». L’ensemble des mensonges scientifiques et des ruses rhétoriques en jeu dans ce court message publicitaire devrait alerter le Bureau de la vérification de la publicité. Il n’en est rien, évidemment. Gageons que Liliane Bettencourt (première actionnaire du groupe L’Oréal) n’en fait pas un usage intensif, à moins qu’elle soit la preuve (quasi) vivante de l’inefficacité desdits produits… (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1606 (30 septembre-6 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] Vers une nouvelle vision libertaire des sciences ?

Il est temps de dépasser le différend existant entre les deux familles des penseurs des sciences se réclamant de la tradition libertaire. Nous voulons parler de cette querelle qui oppose les réalistes aux relativistes que Normand Baillargeon a présentée brillamment dans son ouvrage Raison oblige 1 paru en 2010.
Les premiers – à l’exemple de Noam Chomsky – défendent une vision réaliste et rationaliste. Ils sont partisans du libéralisme radical hérité du projet émancipateur des Lumières. Ils font confiance à l’humain pour rechercher les moyens de trouver le bonheur et la liberté. Et, dans la lignée de Kropotkine et Reclus, ils pensent que les sciences font partie de ces moyens. Ils supposent que le monde réel nous est compréhensible et que notre raison peut parvenir à s’en « approcher ». Ils font quatre hypothèses fondamentales. D’abord un monde réel existe. Ensuite les scientifiques cherchent à comprendre ce réel avec précision et honnêteté. De plus, il existe une « structure cérébrale » propre à notre espèce nous conférant une immense faculté créatrice et la capacité à distinguer le réel du langage. Cette structure est une sorte de « nature humaine » qui nous permet de décrire le monde de façon compréhensible. Elle sert en quelque sorte de base solide et commune à toutes nos actions et pensées.
Ces hypothèses constituent des points de divergence essentiels avec les représentants de la seconde famille.
Ceux-ci, à l’image de Michel Foucault, de ses héritiers postmodernistes et des sociologues des sciences radicaux, sont irrationalistes. Ils sont peu ou prou partisans du relativisme : dans leur monde, toutes les opinions se valent a priori. Le travail des scientifiques et ingénieurs doit être mis sur le même plan philosophique que celui des guérisseurs et astrologues.
Ces penseurs critiquent le rationalisme et le réalisme. À les croire, le réel nous échappera toujours parce que nous sommes englués dans notre langage et nos représentations. La science moderne ne profère rien de « plus vrai » que les autres discours moins technicisés sur la nature. Nous sommes condamnés à émettre des énoncés relatifs à une époque, à des préoccupations sociales et politiques données. Les scientifiques n’ont pas de projet sinon celui de participer au pouvoir.
Cette attaque des scientifiques, des institutions savantes et d’une science centrée sur l’Occident chrétien, phallocrate et capitaliste, était nécessaire. En tout cas, elle répondait à une attente des années 1960-1970. On traversait une crise de la rationalité : le temps était à la contestation de la puissance militaire et technologique des Occidentaux, à la décolonisation, aux revendications des cultures minoritaires et des communautés opprimées. C’était aussi l’époque où le modèle soviétique faisait long feu. Ses chars venaient d’écraser les révolutions d’Europe centrale. D’autres exemples, hors d’Occident, paraissaient prometteurs. Alors, ces libertaires ont cherché à défendre les femmes, les homosexuels, les rebouteux, les mouvements culturels régionaux, etc., tous ceux que la science occidentale aurait longtemps écrasés du poids de la Raison scientifique. Ils s’attaquèrent à l’autorité des scientifiques parce qu’elle leur paraissait totalement illégitime, car basée sur une « soi-disant » capacité humaine à connaître le monde réel. Ils voyaient les scientifiques comme des technocrates et agents de l’acculturation de masse, de l’industrialisation forcenée et de la mondialisation capitaliste. Ils cherchèrent à défendre la diversité humaine – « l’humadiversité » – contre l’idée d’une nature humaine commune et rationnelle, trop occidentale. Certains prétendirent même que cette nature humaine n’existait pas. Il n’existait pas davantage de valeurs communes à l’humanité. Le monde réel devenait flou et inaccessible. Le relativisme radical tuait la dernière autorité qui restait : celle des faits. Il ouvrait alors inconsciemment la porte au révisionnisme historique, au cynisme et à l’impuissance politique, car finalement – tous les discours se valant – au nom de quelle valeur ou de quelle nature humaine se battre contre les oppresseurs ? Et avec quel objectif si tous les systèmes se valent en fin de compte ?
La remise en question définitive de tout discours scientifique et l’absence de propositions alternatives menaient à une impasse. À quoi bon discuter de liberté, d’émancipation ou d’égalité si ces valeurs sont relatives à une époque et si leurs définitions ne sont que les résultats de rapports de force ? À quoi bon lutter si l’exploitation, la misère, la pollution, l’inégalité ne sont que des vues de l’esprit et non des faits étudiables scientifiquement ? Il n’y a plus rien à attendre de vrai d’un univers où les scientifiques ne tiennent qu’un discours parmi les autres.
le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée.
Cette controverse est certes fondamentale mais elle doit être dépassée. Or, elle est dramatique pour au moins deux raisons que nous nous bornerons ici à citer.
Cette opposition est dramatique d’abord parce qu’elle est profondément contre-productive : le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée. Et ensuite parce qu’elle est source d’incompréhension dans le « grand public ». Ce dernier est présenté pour rétif aux sciences ou pour le moins méfiant, parfois relativiste et sensible aux discours pseudo-scientifiques. Mais qui écouter si certains penseurs présentés pour libertaires expliquent doctement que « tout se vaut » et que les faits scientifiques sont les fruits de constructions sociales et politiques comme n’importe quelle opinion ? Avec qui dialoguer : avec les gogos médiatiques préférés du président 2 ou l’ingénieur agronome plaidant pour un retour à une agriculture respectueuse de la nature, si tous les avis se valent ? Comment retrouver une nouvelle vision libertaire et libératrice des sciences sans tomber dans le relativisme total ?
Nous pensons, comme Normand Baillargeon, qu’il ne suffit plus de dénoncer l’excès d’autorité dont a fait preuve le lobby scientiste, il faut maintenant passer à l’offensive : proposer, en s’appuyant sur les scientifiques responsables, de nouveaux modèles d’organisation sociale et redonner aux sciences leur rôle émancipateur.

Hervé Ferrière, historien des sciences, IUFM de Guadeloupe

1. Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Presses universitaires de Laval (Québec).
2. Les frères Bogdanov, pseudo-scientifiques à la surmédiatisation usurpée, dont le projet de longue date de faire entrer Dieu dans le périmètre de la cosmologie est, semble-t-il, très apprécié de Sarkozy et de nombreux membres de l’UMP qu’ils côtoient fréquemment. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1604 (16-22 septembre 2010)

[Le Monde Libertaire] La science victime de l’hypercriticisme

La question du scepticisme en sciences est cruciale. La « méthode » sceptique est une nécessité de l’acte même de chercher une explication à un phénomène donné. Employée abusivement, à des fins idéologiques ou par ignorance, elle se transforme en hypercriticisme, une outrance permanente et spécieuse qui nie l’esprit même de la démarche scientifique. Cet article l’illustre avec l’exemple de la négation des causes avérées de la destruction des tours du World Trade Center.

Neuf ans après les faits, la question portant sur l’analyse scientifique des attentats du 11 septembre 2001 reste encore très polémique. En effet, dans le champ des explications alternatives radicales et pour les adeptes du complot interne de l’administration américaine, les tours jumelles du Word Trader Centre (WTC1 et WTC2) étaient bourrées d’explosifs, un missile ou un véhicule piégé serait venu détruire une partie du Pentagone, et un avion de chasse américain aurait abattu un avion civil en plein vol pour une raison aussi floue qu’inconnue.
C’est dans cet esprit social inquiet que Jérôme Quirant, agrégé de génie civil et maître de conférences au Laboratoire de mécanique et génie civil (UMR 5508 CNRS/université de Montpellier 2), a décidé de créer en 2008 un site Internet dédié aux questions techniques portant sur ces attentats 1. Il vient de publier deux ouvrages de réflexions et d’analyses techniques liés à ces événements 2. Face aux multiples théories alternatives remettant en cause radicalement la version « officielle » des rapports scientifiques, au travers de livres, de films ou de sites Internet, Quirant a souhaité répondre aux légitimes interrogations techniques de tout un chacun au moyen de la raison, de la méthode scientifique, de l’expertise, de la vulgarisation et du domaine qui semble le mieux convenir à ce type de problématique : le calcul des structures.

Le cas des tours
Démontant les rumeurs, Quirant nous explique que sans rechercher des causes cachées ou manipulées, une connaissance minimale des bases de la physique et l’étude des structures des bâtiments suffisent à comprendre l’effondrement des tours WTC1 (417 mètres) et WTC2 (415 mètres), victimes d’une série de contraintes et de sollicitations inhabituelles : imaginons la puissance d’un impact de Boeing 767-200 (une centaine de tonnes lancées à 800 km/h), avec ses réacteurs, ses éléments rigides et « près de trente mètres cubes de kérosène » où ce dernier, joint à des éléments internes (matériels, consommables, etc.), a nourri un incendie et fait monter la température « rapidement au-delà de 1 000 °C », créant une modification importante de la résistance et de la rigidité des structures mécaniques au centre et à la périphérie des tours, engendrant un phénomène de flambement ; des éléments de protections incendies endommagés ; des « planchers […] suspendus […] calculés uniquement pour supporter leur propre poids » et non pour « stopper l’effondrement des blocs supérieurs » soit « une charge égale à 15 ou 30 fois celle pour laquelle il avait été calculé » ; un environnement en (sur)pression, etc. La tour WTC1 s’est effondrée au bout de 102 minutes et la tour WTC2 au bout de 56 minutes. Quant à la tour WTC7 (173 mètres), ce sont essentiellement « les débris de la tour WTC1, située à un peu plus de 100 mètres, qui ont heurté sa façade sud », causant un incendie (aidé par du fuel, des matériels stockés) de presque sept heures, déstabilisant cette structure (dilatations, ruptures de liaisons, etc.) prévue pour résister à un incendie de deux à trois heures, qui ont engendré d’abord « un effondrement interne » puis « une rupture du bâtiment à sa base » (dans le cas des tours WTC1 et WTC2, l’effondrement s’est produit de haut en bas).

Le fantastique et la raison
Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos décrivent dans leur Introduction aux études historiques 3 la position hypercritique comme « l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. […] L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner ».
Quirant pointe un certain nombre d’éléments qui favorisent l’émergence et le développement de théories complotistes que je qualifierais justement d’hypercritiques. Tout d’abord, le manque de rigueur, les raccourcis erronés, les analogies trompeuses, les interprétations hasardeuses, des témoignages imprécis, une absence de compétences techniques et scientifiques, une « méconnaissance évidente des bases élémentaires de la mécanique, du calcul des structures ou du comportement des matériaux » comme celle des techniques de démolition contrôlée, des calculs fantaisistes, des réactions exaltées et dogmatiques plus que raisonnables et posées, une certaine « idée de faire partie des “initiés”, ceux qui savent envers et contre tous », une utilisation et un abus « d’effet de manche et de rhétorique », un déplacement vers des « considérations géo-politico-stratégiques, afin de donner du sens à des phénomènes physiques qu’ils ne maîtrisent pas » où « certains voudraient aujourd’hui réécrire la mécanique pour la mettre en adéquation avec leurs croyances », discréditer tout technicien ou scientifique chargé des analyses scientifiques remettant un document « officiel » qui « fait consensus au sein de la communauté du génie civil ». Sur ce dernier point, tous les scientifiques mentiraient et la communauté scientifique internationale comploterait dans un seul et même sens pour un même et unique but. Tout ce beau monde ne serait finalement « que des imbéciles qui n’y voient pas plus loin que leur nez. Car il faut vraiment être un sacré crétin pour ne pas voir ce que le truther 4 moyen, armé d’un simple clavier et de sa souris, arrive à débusquer. […] Malheureusement, la bonne compréhension des phénomènes mis en jeu nécessite parfois de tels prérequis, ou un tel effort de réflexion et d’analyse, qu’elle reste inaccessible pour beaucoup. Il est alors bien plus facile, en faisant trompeusement appel au “bon sens”, de se réfugier dans une explication simpliste qui présente l’avantage d’être compréhensible par tous ». « Il est nettement plus facile de proposer une solution alléchante et simpliste en une phrase péremptoire, qu’une démonstration scientifique de plusieurs pages, alourdies de formules mathématiques. »
Les théories alternatives complotistes hypercritiques ne se rendent pas compte de l’impressionnante logistique qu’il aurait fallu mettre en œuvre, en hommes et en matériels, avec une minutie et une exactitude incroyable (pour mettre sur pied un complot interne, le sabotage d’immeubles préalablement affaiblis ceci en toute discrétion – en secret –, la disparition d’objets en tout genre, la falsification de données et le montage d’informations, le musellement voire l’exécution de gêneurs, etc.), le tout sans une seule fuite ou preuve matérielle concluante. Au final, Jérôme Quirant propose comme il est d’usage dans la communauté scientifique que les contradicteurs proposent et soumettent des articles techniques et scientifiques au sujet de leurs thèses alternatives à des revues adéquates (éviter par exemple les revues d’architectes d’intérieur, de cinéma, de littérature, de finance, de géostratégie, etc., mais plus en rapport avec le génie civil), reconnues comme sérieuses dans le milieu scientifique, avec un comité de lecture, des reviewers, etc., pour les faire valider. Pour le moment, aucune de ces théories alternatives « ne tient la route d’un point de vue scientifique. Aucun spécialiste du domaine n’a remis en cause les grandes lignes des conclusions validées par la communauté ».

Valéry Rasplus, essayiste, sociologue

1. www.bastison.net
2. Jérôme Quirant, 11 septembre et théories du complot, ou le conspirationnisme à l’épreuve de la science, Book-e-book, 2010 et La Farce enjôleuse du 11 septembre, Books on Demand, 2010.
3. Hachette, 1898. Disponible en ligne sur http://classiques.uqac.ca/
4. On désigne ainsi celui qui rejette les explications courantes des événements du 11 septembre (NdR).

Source : Le Monde Libertaire n°1603 (9-15 septembre 2010)