[Le Monde Libertaire] Y a-t-il des expériences cruciales en sciences ?

La notion d’expérience est cruciale en sciences, mais existe-t-il pour autant des expériences dites cruciales, de celles qui permettraient de décider assurément entre deux théories portant sur les mêmes phénomènes ?

Une expérience cruciale Ec est une expérience qui serait à même de décider entre deux théories, ou hypothèses, concurrentes T1 et T2 : si Ec favorise T1, T1 est acceptée et T2 rejetée, sur la seule considération d’un résultat observé au cours de Ec, et en vertu du principe logique de non-contradiction selon lequel un objet ne peut à la fois être A et non-A. L’histoire des sciences fait souvent le récit de ces expériences qui auraient donc le pouvoir d’emporter la décision quant à la valeur d’une théorie. Pourtant, les choses ne sont pas si simples.

Des exemples à méditer

Le physicien et philosophe Mario Bunge évoque un épisode montrant qu’une expérience dite cruciale est source d’interrogations et de doutes. « […] Kaufmann, […] professeur de physique expérimentale de l’université de Göttingen, […] avait mené des expériences sur la valeur de la masse en fonction de la vitesse et […] avait trouvé que l’équation d’Einstein était fausse. Einstein […] a simplement dit : « Il se trompe. » […]. Quelques années plus tard, Kaufmann, qui était un savant honnête, a découvert en révisant la conception de son expérience que le vide parfait n’était pas réalisé et qu’il y avait une fuite. Il a refait son expérience et a reconnu qu’Einstein avait raison. En somme, les réfutations ne sont pas plus durables que les confirmations. Toutes sont, à quelque degré, entachées d’un certain doute. 1 »
L’anecdote est grosse de plusieurs questions importantes sur le rapport théorie-expérience – qui n’est pas aussi univoque qu’on le dit ; on parle alors, pour caractériser ce rapport intriqué des faits et des théories d’« imprégnation théorique ». Un fait est en réalité un énoncé factuel interprété.
Revenons à Kaufmann. Il n’a pas fait d’expériences de contrôle pour estimer et circonscrire les éventuelles défaillances techniques de son dispositif expérimental – l’enceinte dans laquelle on fait le vide. Son expérience se voulant décisive est isolée dans le sens où elle n’est pas elle-même soumise à un contrôle de ses hypothèses auxiliaires, par exemple celles portant sur la perfection de l’étanchéité de la chambre à vide. Kaufman n’a pas fait d’erreur de raisonnement (il procède par ce qu’on appelé une inférence à la meilleure explication) mais il bute sur le contenu, et non la forme, de son raisonnement. Le cas Kaufmann nous apprend encore ceci : si une expérience Ex, dictée par une théorie T, requiert un vide poussé, mais que l’on ne possède pas de dispositif de mesure du vide, on peut considérer qu’une anomalie dans la mesure du phénomène suscité par T et recherché au travers de Ex constitue, indirectement, une mesure du vide. En effet, si un résultat R1 est attendu et qu’on obtient R2, il est alors possible de croire que le vide est défectueux. Croire que T est infirmée à cause de R2 est une option risquée, justement parce que T est capable de renseigner sur l’éventualité d’un défaut expérimental ou d’une variable non prise en compte.
L’expérience de Michelson et Morley (en fait une série d’expériences, entre 1881 et 1887) sur l’éther (hypothétique milieu support de la lumière – on l’appelle l’éther luminifère ; rien à voir bien sûr avec l’éther médical) est considérée comme une expérience cruciale. Mais comme le dit le physicien Michel Paty, « son importance historique a souvent été soulignée – et, d’ailleurs, controversée : elle illustre à merveille, sous la fausse évidence de son interprétation, la complexité du « statut » de l’expérience 2 ». Michelson et Morley ont expérimentalement montré que l’éther n’existait pas – alors que leur projet était de valider son existence. Ce résultat indiquait bel et bien une impossibilité physique – d’ailleurs pas acceptée par les auteurs de l’expérience –, qui sera adéquatement décrite par une théorie dotée d’une cohérence logique et d’une grande portée explicative : la relativité restreinte d’Einstein (1905). Michelson et Morley ont établi un fait – lui crucial – mais ce fait ne permettait pas de trancher entre les multiples théories proposées à l’époque – l’expérience n’était donc pas cruciale au sens indiqué en début d’article.
Il est un cas célèbre dans l’histoire de la physique qui présente les apparences d’une expérience cruciale positive (qui permet donc de conclure à la validité d’une théorie), celui de la théorie de la gravitation. Notons tout d’abord que la rivalité entre l’ancienne théorie de la gravitation, newtonienne, et la nouvelle, einsteinienne, n’est pas strictement conforme au schéma donné plus haut. En effet, il n’y pas symétrie entre les deux théories face aux phénomènes à expliquer. La théorie classique est muette au sujet d’une certaine classe de phénomènes que prédit la nouvelle théorie. En toute rigueur, les tests de celle-ci ne peuvent concerner la première, ce qui veut dire que si la théorie nouvelle échoue à passer ces tests, il ne s’ensuit pas ipso facto que l’ancienne théorie conserve toute sa primauté. Ceci montre encore une fois les limites de la notion d’expérience cruciale. Donc, en 1915, Einstein établit la théorie de la relativité générale. La théorie est mathématiquement satisfaisante. Reste le problème de sa validité physique. Parmi les nombreux phénomènes qu’elle prédit, un seul peut être mis en évidence par les outils expérimentaux de l’époque (les nombreux autres tests de la théorie seront effectués au cours du xxe siècle). Il s’agit de la mesure de la déviation des rayons lumineux au voisinage d’une masse suffisamment grosse, le Soliel par exemple. Ce test sera réalisé en 1919 par l’astronome Eddington. La théorie semble confirmée car l’expérience semble cruciale : les rayons sont bel et bien déviés. Or, en toute rigueur, il n’en est rien. L’observation, unique puisque portant sur un phénomène rare – une éclipse totale de Soleil – et donc non reproductible (sauf dans très longtemps, lors d’une nouvelle éclipse totale), pourrait avoir été ratée. Là encore, on aurait pu incriminer le dispositif expérimental, la fiabilité des mesures (portant sur un phénomène très ténu). Pourtant, cette observation fut acceptée comme un test crucial…
Autre cas, l’expérience de Lenard (1902). Cette expérience fut interprétée par Einstein comme une expérience cruciale tranchant entre théorie ondulatoire de la lumière et théorie corpusculaire de la lumière, en faveur de la seconde, et donc en faveur de sa théorie des photons en tant que constituants de la lumière. Cette expérience montre que la lumière adopte un comportement de type corpusculaire. Néanmoins, quelques années plus tard, la théorie de la lumière se brouillera à nouveau puisque si la nature photonique de la lumière est admise, la théorie quantique apportera une interprétation duale – ondes et corpuscules – de la lumière. L’expérience de Lenard n’avait pas été cruciale, ou du moins avait été temporairement cruciale…
Si l’on insiste autant sur ces cas liés aux travaux d’Einstein, c’est parce qu’on y voit en jeu la tentation – ou le rejet – de l’expérience cruciale, comme instance empirique de la décision en faveur ou en défaveur d’une théorie. Dans le cas Kaufmann, c’est ce dernier qui croit en la « crucialité » de son expérience, alors qu’Einstein ne s’y intéresse même pas, persuadé, pour des raisons non empiriques, du bien-fondé formel de son édifice théorique. Dans le cas d’Eddington, l’observation de la déviation des photons est considérée comme décisive – certes pas tout à fait cruciale, au sens le plus fort du terme – et Einstein dira qu’il ne doutait point de l’issue de l’observation, tant était forte sa conviction, intrinsèquement théorique, que la théorie gravitationnelle qu’il avait bâtie était solide. Dans le cas de Lenard, Einstein voit dans ces résultats d’expérience un test crucial. Alors, cruciale ou pas ?
Ces considérations nous permettent de conclure en rappelant un autre point important, que le physicien et philosophe Pierre Duhem mit en évidence dans son livre de 19063, puis qui fut repris par W.V.O. Quine en 1953 4, et que l’on connaît depuis lors sous le nom de thèse de Duhem-Quine. Si une expérience ne peut prétendre à être cruciale, ce n’est pas tant pour une raison empirique (faire tous les tests et contrôles souhaitables pour éliminer ce qui relèverait des défaillances expérimentales) que pour une raison épistémologique profonde : la solidarité logique des énoncés principaux et auxiliaires d’une théorie, et des théories adjacentes, elles-mêmes soumises, par contiguïté, à cette interrelation qui forme un réseau, le réseau théorique. La mise en défaut d’une hypothèse via une expérience particulière ne concerne pas que cette hypothèse principale, mais aussi toutes les hypothèses qui font corps avec elle, fussent-elles implicitement admises comme un arrière-plan de connaissance dont on ne discute plus 5. Duhem dit : « En réalité, il s’en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu’il n’est supposé […] ; l’appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution. Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises par lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance, tant vaut sa conclusion. »
En bref, non seulement l’expérience dite cruciale n’a pas systématiquement la capacité d’invalider assurément une théorie, mais de surcroît, elle n’a pas nécessairement le pouvoir de lui substituer une explication novatrice concurrente. La rejeter totalement comme le fait Duhem est excessif : il existe bel et bien des expériences sinon cruciales au sens strict, mais sans doute hautement pertinentes quant à leur pouvoir de préférer une théorie à une autre. En tout cas, cette idée en dit long sur le difficile cheminement des sciences – entre certitudes et doutes – vers la vérité de leurs énoncés.1. Laurent-Michel Vacher, Entretiens avec Mario Bunge. Une philosophie pour l’âge de la science, Liber, 1993.
2. Michel Paty, « La question du statut de l’expérience en physique », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 40, 1992.
3. La Théorie physique, son objet et sa structure, éditions Rivière, 1906.
4. From a logical point of view, Harvard University Press, 1953.
5. Par exemple, personne de viendrait raisonnablement douter de l’« hypothèse » que la Terre est ronde ; il y a des limites évidentes à la remise en cause de la multitude des faits, thèses et hypothèses qui concourent à la formation d’une théorie relative à un nouveau phénomène à expliquer.

Marc Silberstein

Source : Le Monde Libertaire n°1607 (7-13 octobre 2010)

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