[Le Monde Libertaire] La culture scientifique au péril de la télévision

Les rapports de la télévision et des sciences sont particulièrement infructueux. La première, par son inculture croissante, son inféodation au marché, au commerce, ne rend compte des secondes – aux exceptions près – que sur des modes vulgaires, spectaculaires, ou encore mensongers.

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Une absence assourdissante
Contrairement aux plaintes maintes fois répétées, les sciences ne sont pas si absentes que cela des programmes de télévision. Comment pourraient-elles l’être ? Elles constituent l’un des principaux piliers sur lesquels repose la culture occidentale. C’est vrai, les rares émissions qui leur sont spécifiquement consacrées balancent entre misère et cocasse. Mais certaines disciplines apparaissent en filigrane tout au long du flux : journaux, magazines, publicités. Ce fil de trame continu en dit plus long sur le point de vue télévisuel que les béates vulgarisations censées rendre compte de travaux scientifiques déjà dépassés.
On assiste à deux discours apparemment opposés. Deux avatars du débat depuis longtemps périmé entre nature et culture. En fait d’opposition, il s’agit de la même monnaie. Émerveillement et effroi. Côté pile, l’apologie du savoir et côté face l’apologie de la nature en opposition aux sciences des hommes. À ceci près que la nature télévisuelle réduite à la campagne, à la montagne et à la mer relève de la pure fiction. Et puis quelque chose d’immatériel, un concept flou flottant dans le ciel des idées reçues : un air, un comportement naturel, des manières et des matières naturelles. Ne reculant devant aucun oxymore, l’agriculture biologique y est naturelle (sic). La publicité va plus loin dans l’incohérence et taxe de naturel un yaourt ou une lessive (re-sic).
Dans les journaux et les magazines, les sciences et les techniques apparaissent au quotidien de deux manières bien distinctes : soit comme sujet, soit comme objet. Comme sujet, lié à un événement qui nécessite une explication et met en scène le scientifique abonné des plateaux : catastrophe, épidémie, découverte archéologique, découverte ou erreur médicale, curiosité astronomique, actualité spatiale, écologie, nouveau produit technique. S’en suit alors un discours simplificateur illustré par des images n’ayant souvent strictement rien à voir avec le sujet. Il est fréquent dans les émissions dites de variétés de voir un bateleur faire le boniment technico-scientifique. Cette minute est le moment comique de l’émission, une sorte de gimmick poujadiste douteux. L’animateur y joue soit le clown blanc prenant la pose du journaliste spécialisé en débitant des platitudes sur un ton affecté, soit l’auguste maladroit tournant en dérision et la chose et lui-même.
Comme objet, en toile de fond de l’actualité politique à travers les enjeux divers de l’industrie, de l’agriculture, des choix énergétiques ou de la santé publique. Le scientifique joue alors le rôle de témoin, d’expert ou d’inspecteur apportant des preuves irréfutables. La balistique, la biologie, la psychiatrie, la sociologie sont convoquées à propos des conflits militaires, des meurtres, disparitions, attaques à main armée, émeutes, bavures policières, procès, reconnaissances de paternité. Pas de sports de compétition sans intervention conséquente de la médecine, de la biomécanique, de la chimie, de la physique des matériaux et la psychologie. Dès lors, dans les reportages sportifs, il est souvent question de dopage, de nouveaux matériaux ou de nouvelles formes d’entraînement présentées comme étant plus scientifiques.
La science météorologique subit le même sort que ses consœurs. Des tendances probables et parcellaires sont présentées de façon définitive et globale, soit avec un sérieux papal, soit avec dérision. Sur un ton pontifiant, à l’aide d’une iconographie d’école primaire, le camelot commente en termes savants : anticyclone, dépression, perturbation, hygrométrie. Dans l’autre cas, pour bien afficher le peu de cas du travail des météorologues, une pin-up écervelée vient vendre ses appâts dans la vitrine, en échange de quelques nuages.

Les films publicitaires
La biologie et la génétique font autorité dans la réclame des objets de consommation courante. Elles garantissent l’efficacité des produits d’entretien des choses et des gens. Tel aliment est riche en oméga 3, telle crème corporelle a été testée scientifiquement, telle autre est « génifique » (sic). Dans les sociétés marchandes, le corps est objet de négoce, le nettoyant W.C. se voit dès lors doter des mêmes propriétés biologiques que le yaourt, le shampoing ou le dentifrice. Grâce aux mêmes énigmatiques agents actifs génétiques et aux compétences des laboratoires Truc, la lessive Toc donne au linge autant d’éclat que le shampoing Tic à la chevelure 1.
La réclame alterne nature et culture de façon quasi métronomique. Des eaux volcaniques au shampoing à base d’essences naturelles, produits « naturels » et produits « scientifiques » s’opposent dans un duel marchand. De cette fausse dualité, qui se retrouve dans toutes les émissions, se dégage une petite unité dramatique pourvoyeuse d’un message télégraphique naïf, erroné, mais clair. Ce message réducteur, mille fois répété, finit par s’imprégner bien mieux qu’il ne le ferait s’il était pensé et voulu. Il y a la Science d’un côté, la Nature de l’autre et l’Homme au milieu, le tout au singulier avec une majuscule. Une version religieuse des sciences qui les réduit à néant ; une idée simplette de la nature réduite aux dépliants touristiques.

La science ustensile
La télévision agit plutôt comme un écho de ce qui va de soi, des normes intégrées, des idées reçues et largement partagées, auxquelles elle donne une apparence de légitimité en les ordonnant systématiquement dans un discours plus ou moins cohérent. Tel un miroir grossissant de l’implicite qui filtre les gestes et les discours parasites, elle donne à voir dans sa crudité la manière dont une société se représente elle-même. Plutôt que des normes, elle propose des postures symboliques. Les pourvoyeurs du médiocre message télévisuel ne sont pas de machiavéliques et cyniques manipulateurs d’opinion. Ils ne sont au contraire que les petits éléments d’un système qui certes ne fonctionnerait pas sans leur complicité, mais qui les comprend et les dépasse. Ils doivent leur position tant convoitée à une sincérité et une naïveté désarmantes. Ils croient en ce qu’ils disent tout simplement parce que c’est ce qu’il se dit. Singuliers et cultivés, ils n’y auraient pas leur place. Leur ignorance et leur conformité sont les meilleures garanties de mise en phase de l’émetteur avec la totalité des récepteurs. Tout discours contraire ne sera pas mis à l’écart par censure, mais tout bêtement parce qu’il ne sera même pas entendu. Une télévision qui ne serait pas l’ordonnateur et l’amplificateur de l’idéologie dominante est inconcevable. Ce n’est même pas une utopie, un point de fuite, c’est un contresens. Le discours caricatural et antiscientifique qu’elle distille, en flux constant, sur les sciences n’est que la version vulgaire du discours officiel. Dans une société comme la nôtre, une science rentable – financièrement et symboliquement – est une science que ne cherche pas, c’est une science achevée qui doit rendre des comptes. À la rigueur on lui autorise de petites améliorations sans conséquences qui doivent confirmer le cadre existant et assouvir superficiellement le mythe du progrès. On peut même, ultime coquetterie, se satisfaire de ses mystères (sic) non encore résolus qui nous enchantent et qui sont la « preuve » des limites de La Science ! En résumé, une science sans sciences.

Robert Nardone, documentariste

1. Autre exemple récent, extrêmement caricatural : L’Oréal vend une gamme de produits « rajeunissants » sous le nom prometteur de « Code Jeunesse », avec comme slogan : « La science des gènes est entre vos mains. » Il est affirmé, en parlant de la peau, que « la technologie Pro-Gent a été conçue pour […] rétablir son code naturel de jeunesse » (nous soulignons). Il est spécifié que l’« efficacité [a été] confirmée cliniquement ». Une note en petits caractères indique qu’il s’agit d’une « auto-évaluation sur 52 femmes ». L’ensemble des mensonges scientifiques et des ruses rhétoriques en jeu dans ce court message publicitaire devrait alerter le Bureau de la vérification de la publicité. Il n’en est rien, évidemment. Gageons que Liliane Bettencourt (première actionnaire du groupe L’Oréal) n’en fait pas un usage intensif, à moins qu’elle soit la preuve (quasi) vivante de l’inefficacité desdits produits… (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1606 (30 septembre-6 octobre 2010)

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