[Le Monde Libertaire] Se réapproprier le progrès technique

Les rapports de la science dite fondamentale et des technologies, des sciences appliquées, des produits industriels issus de savoirs techniques très élaborés, sont d’une grande importance pour la conception d’une future société libertaire, tant la question de la définition des biens socialement acceptables est forte. L’article proposé ici constitue une utile piste de réflexion.

Jeter le bébé technologique avec l’eau du bain capitaliste, c’est se priver par paresse intellectuelle d’outils potentiellement utiles à la société.
Le capital a confisqué le progrès technique pour son profit. Il faut comprendre par quels mécanismes il a opéré et se réapproprier la chaîne de l’innovation afin de l’articuler autour d’une autre idée du progrès technique, un progrès que nous aurons redéfini. L’innovation et le progrès technique sont le fruit d’un processus que l’on pourrait découper en trois domaines distincts, à savoir la recherche fondamentale, la recherche et développement, et l’industrialisation.
Tout progrès technique s’appuie en premier lieu sur des outils théoriques et des paradigmes construits par la recherche fondamentale, qui suit théoriquement un intérêt purement scientifique.
Cependant, la science pour la science est un grand principe qui résiste difficilement à l’épreuve des faits, tant il y a débat sur la manière dont le capitalisme et la raison d’État gangrènent la recherche fondamentale et les décisions budgétaires.
En second lieu, la recherche et développement va s’appuyer sur les outils que crée la recherche fondamentale pour les appliquer au réel par l’ingénierie. Les applications développées, les prototypes, s‘ils remplissent les critères des investisseurs, pourront passer au stade de l’industrialisation. Ici, le jeu est déjà très clair. La recherche et développement est le fait de sociétés privées. Les prototypes sont développés dans l’optique du marché. L’étude de marché borne l’ingénierie. L’ingénieur peut bien avoir ses convictions, ses intuitions de scientifique, son idée du progrès technique, il n’en reste pas moins au service du capital. Sans promesse de rentabilité, pas d’application possible.
Le développement est piloté par un triptyque : rentabilité, délai, qualité.
Si les concepts de rentabilité et de délai n’entretiennent pas le doute quant à leur relation au capital, arrêtons-nous un peu sur la qualité. Il m’a un jour été rapporté la phrase d’un cadre d’une grande société pétrolière en visite sur un site d’extraction offshore. Elle plante très bien le décor : « On peut accepter la médiocrité, du moment qu’elle est rentable. » La qualité au sens du marché est donc toute relative. On pourrait parler de qualité mercantilement acceptable, voire de non-qualité volontaire pour des besoins de rentabilité. Les exemples abondent de téléphones portables, d’appareils hi-fi, de logiciels, etc., vendus dans un état de finition et de qualité tout juste acceptable, et accepté parce qu’on nous a habitués à leur médiocrité. C’est qu’il faut respecter les délais de mise sur le marché pour faire face à la concurrence. Il faut aussi garantir un cycle de vie du produit qui ne soit pas trop long, pour renouveler le parc très régulièrement. Le critère de qualité est subordonné à la rentabilité à court terme de toute activité. Et il est bien normal, dans une optique capitaliste, qu’un agent cherche à rentabiliser au maximum son activité.
Si on s’en tient aux gadgets électroniques, la qualité relative ne fait que dégrader notre quotidien. Mais les conséquences peuvent être autrement plus dramatiques sur des applications comme un véhicule automobile dont on ne peut garantir la fiabilité de l’électronique embarquée, ou une centrale nucléaire dont on sait qu’on sacrifie une portion de la qualité et de la sûreté au profit de la rentabilité.
Sur ce dernier exemple, on peut se référer aux documents confidentiels d’EDF sur l’EPR en construction à Flamanville, récemment exhumés par le réseau Sortir du nucléaire 1. Ces documents détaillent les choix techniques adoptés pour le pilotage et la sécurité de la centrale. Ils explicitent en fait clairement le sacrifice fait de la sécurité au profit de la rentabilité d’exploitation.
Le critère fondamental ici est bien la rentabilité. Si les promesses de profit justifient l’investissement de départ, l’application a de bonnes chances d’être industrialisée pour rencontrer les désirs et les « besoins » qu’on aura préalablement éveillés chez les consommateurs cibles.
Nous voilà donc à la troisième étape, l’industrialisation. L’ouvrier, lui, produit les nouvelles technologies. Il n’a pas son mot à dire, il n’y a aucune ambiguïté quant à son rôle : il subit. Il est exclu d’en appeler à sa subjectivité, à son idée sur le progrès technique. Les critères de rentabilité-délais-qualité ne sont pas toujours seuls en jeu. Le pouvoir étatique peut aussi avoir son mot à dire. Parfois, l’État a intérêt à huiler la grande machine de l’innovation, en particulier dans les secteurs dits stratégiques, comme le susmentionné nucléaire, ou l’industrie de l’armement. Soit il procédera par subsides prélevés sur l’argent public, soit par une réglementation avantageuse. Il marchera main dans la main avec le capital, tant pouvoir et argent aiment à entretenir de bonnes relations. N’en déplaise aux déistes du marché, il n’y a pas de main invisible qui autorégulerait tout, mais plutôt à la base la volonté de personnes qui se donnent les moyens de leurs ambitions.
Dans tous les cas, le point charnière sans lequel il n’y a pas d’innovation et d’application du progrès technique, est l’investissement. À la commande de l’investissement, c’est donc le capital et l’État qui ont pouvoir de vie ou de mort sur le progrès technique. Les acteurs capitalistes et étatiques utilisent le « progrès technique » comme prétexte à la recherche du profit et du pouvoir maximums.
Se réapproprier l’innovation technologique pour ne pas se la faire imposer requiert donc de se substituer aux acteurs capitalistes et étatiques.
On voit poindre alors toute l’importance du politique dans ce raisonnement, et cela démontre combien il importe de définir ce qu’est le progrès technique et de se réapproprier les décisions cruciales quant aux applications techniques. C’est le politique, dans le sens d’une communauté qui élabore des idées de vie, et non le capital, qui doit décider de la marche du progrès technologique. Comment en arriver là dans les faits ? Par l’organisation qui sera la plus à même de faire émerger des consensus en des instants et des lieux précis, de répondre le plus fidèlement possible à l’intérêt d’une communauté, sans faux-semblants ni intérêts masqués de quelques groupes de pression.
Un exemple concret de réappropriation de la production (de la conception par les ingénieurs à la réalisation par des ouvriers et techniciens) nous est donné par l’expérience Lucas Aerospace. En 1973, en Angleterre, suite à l’annonce d’un plan de restructuration et de 2 000 suppressions d’emplois, les salariés de ce groupe leader de l’aéronautique civile et militaire décident de prendre leur avenir en main et forment ce qui s’appellera le Projet Lucas 2. Ils créent un groupe interne à l’entreprise qui réunit des scientifiques, des ingénieurs et des ouvriers. Ils se fixent pour mission de redéfinir leur production. Quels biens utiles au plus grand nombre peuvent-ils produire compte tenu de leurs connaissances et de leurs savoir-faire, et comment peuvent-ils mieux les produire ? Comment peuvent-ils les produire dans une organisation non hiérarchisée, qui laisse place à la créativité et aux savoir-faire de chaque individu, tout en respectant les hommes et leur environnement ?
Ils ont trouvé des appuis dans certaines municipalités, dans certaines universités, qui leurs ont permis de mener à bien plusieurs projets. Leur plan de production était économiquement viable et plusieurs prototypes ont été construits et exposés. Les membres de ce groupe se sont cependant bien vite retrouvés isolés, pressurés par la direction, ignorés par les syndicats, salués mais bien vite abandonnés par le gouvernement travailliste de l’époque. Il reste de cette expérience une liste, non exhaustive et toujours en cours de définition, qui établit les critères fondamentaux d’un « produit d’utilité sociale ». Cette liste ne s’est pas construite théoriquement ou imposée par une hiérarchie, mais elle est le résultat d’une expérience partagée par tous les acteurs de ce projet. En parcourant les différents points qu’elle aborde, on se rend compte qu’avec l’idée initiale de redéfinir ce qu’ils allaient produire, la réflexion de ces hommes et femmes les a poussés à couvrir les notions de progrès technique, de progrès social et de progrès environnemental.
Aujourd’hui, alors que les fermetures d’usines et les restructurations s’abattent à un rythme effréné, alors que le productivisme et le culte de la croissance nous conduisent à notre perte, il faut plus que jamais soutenir ce flambeau.
Nier le progrès technique en bloc et jeter l’opprobre sur ses acteurs sans discernement, c’est finalement l’abandonner encore un peu plus aux pulsions morbides du capital. À travers cet exemple, on voit qu’outre la réappropriation de l’outil de travail, le déplacement des centres de décision au plus près de la production permet la redéfinition ponctuelle et évolutive de ce qu’on considère comme progrès technique. Les acteurs de la production se réapproprient ainsi l’outil et la finalité de leur travail. Ils questionnent cette finalité et ils remettent en cause son utilité sociale. On peut produire moins et mieux. Quand le capitalisme et l’état sont sortis de la boucle, le progrès se redéfinit par notre expérience de tous les jours et nos intérêts réels et communs.

Romain C.

1. Révélations d’une source interne à EDF, « l’EPR risque l’accident nucléaire » :
www.sortirdunucleaire.org
2. Revue Z, n° 3, Amiens, printemps 2010, « Working Class Heroes ». Mike Cooley, Architect or Bee ? The human price of technology, The Hogarth Press, Londres, 1987.

Source : Le Monde Libertaire

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