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Les Temps maudits n° 28 Octobre 2010

tm28couvertureLes Temps maudits n° 28 Octobre 2010 – 128 pages – 7 €

Le numéro 28 de la revue anarchosyndicaliste et syndicaliste révolutionnaire éditée par la Confédération nationale du travail vient de paraître.
En voici le sommaire :

Éditorial

Notre numéro des Temps maudits aborde diverses problématiques liées aux droits de l’Homme. Il nous parait difficile de parler de droits de l’Homme uniquement du point de vue politique et juridique, en escamotant sous un voile impudique les aspects économiques de notre condition d’êtres humains grégaires. C’est pourquoi, en guise de préambule à ce vingt-huitième opus de notre revue, nous aimerions nous interroger sur la légitimité, le droit, de certaines actions syndicales: occupations, séquestrations, saccages de locaux et autres menaces de pollution ou de « faire sauter la taule »…


Dossier « Droits de l’Homme »

« Les droits de l’homme entre États-valets et États-voyous », par Anne Vernet, syndicat CNT Culture Spectacle RP (8 p.)

« Après que le concept d’universalité eut été dénié par un communautarisme qui devint, dès 1992 et la chute de l’URSS, le seul fond de commerce des politiques (démocraties et dictatures confondues), il fallait s’attendre à ce que les droits de l’homme se voient, de session en session du Conseil onusien prétendument chargé de veiller sur eux, réduits à peau de chagrin. Tolérant ça et là le particularisme religieux en référent du droit – et tout aussi empressé de servir partout (et là sans états d’âme) l’universalité du capitalisme – le relativisme culturel s’est érigé en éthique. En conséquence, le droit commercial, coutumier, tend à supplanter les lois civiles. […] Souffrance physique, morale et sociale ; une évidence anthropologique. »

« L’Union Européenne et l’Argentine. Les manipulations des droits de l’homme par les pouvoirs en place », par Frank Mintz, CNT Interco 91 (8 p.)

« L es soutiens venus d’Europe en faveur de tous les organismes des droits de l’homme durant la dernière dictature militaire de 1976-1983 en Argentine constituent un aspect important et encore actuel : des diplomates allemands et italiens ont donné une aide qui sauva la vie de nombreuses personnes ; des journalistes espagnols, hollandais et anglo-saxons ont transmis des informations sur la répression ; des associations hollandaises ont offert des sommes d’argent aux Mères de la place de Mai. En revanche, les gouvernements européens ne dirent rien publiquement contre la dictature… »

« Interview d’Apti Bisultanov », réalisée et traduite par Günter Dobbers et Valentin Tschepego (11 p.)

Nous publions cette interview qui démontre une finesse d’analyse de la Russie actuelle, de l’islam à un état relativement populaire et une absence d’envergure sur d’autres impérialismes présents dans le Caucase. Né en 1953 en Tchétchénie, Apti Bisultanov reçut un prix en 1992 pour son recueil de poèmes sur les victimes tchéchènes de la période stalinienne. Cela peut expliquer son rejet de la politique et sa vision personnelle de l’islam qu’il exprime dans l’entretien.

« Orlando Zapata Tamayo (1967-2010) », par Frank Mintz, CNT Interco 91 (6 p.)

Brève présentation des droits de l’homme à Cuba en deux approches, quelques interrogations et une réponse à vif. Orlando est mort à 42 ans, le 23 février 2010, des suites d’une grève de la faim de quatre-vingt-cinq jours. Il réclamait simplement des conditions de détention semblables à celles dont avait bénéficié Castro lors de son incarcération en 1953. Maçon, plombier, militant des droits de l’Homme, il avait été condamné à trente-six ans d’emprisonnement pour « outrage, désordre public et rébellion ».


« Sur la critique proudhonienne de l’économie capitaliste », par Luc Bonet, CNT Interco Poitiers (12 p.)

« Dans les pays capitalistes avancés, le tiers exclu sur lequel s’est érigé la critique socialiste – on est soit salarié, soit capitaliste, mais pas les deux – n’est pas l’unique ‘problème ’. Il suffit d’évoquer la question du salaire, revenu théoriquement limité à ce qui assure la simple reproduction de la ‘force de travail ’. Qu’en est-il du cadre de direction, de l’ingénieur, de la prof’, du technicien, de l’ouvrière, avec un écart de trois par rapport au salaire moyen ? Et qu’en est-il, par voie de conséquence, de la solidarité de classe et des rapports entre ces salariés dans un syndicat, même en excluant le cadre de direction ? Et l’on pourrait allonger indéfiniment la liste de tout ce qui ne correspond pas dans la réalité aux analyses économiques sur lesquelles on continue de s’appuyer, un siècle et demi après leur élaboration. »

« Du conflit structurant au conflit déstructurant. À propos de la rationalité du conflit », par Philippe Coutant, CNT Interco 44 (20 p.)

« Aborder la question de la rationalité des conflits implique de constater que les conflits sont partout et innombrables. Essayer de classer ces conflits aboutit à se demander quel ordonnancement conceptuel est pertinent. La modélisation a un côté un peu arbitraire et schématique. Mais cette étape de la pensée est nécessaire pour comprendre ce qui est à l’oeuvre et les enjeux. Nous devons admettre que nos conclusions peuvent se lire en termes de tendances, puisque tout ne correspond pas exactement au schéma proposé. Malgré ces difficultés, proposer des hypothèses est nécessaire et c’est l’objet de notre philosophie comme théorie du général… »

« Entretien avec Noam Chomsky », traduit en français par Fabien Delmotte, syndicat CNT des travailleurs et travailleuses de l’Éducation 92 (10 p.)

Les occupations sur le lieu de travail et l’avenir du mouvement syndical radical. Cet entretien a été réalisé par Diane Krauthamer (IWW, Industrial Workers of the World) le 9 octobre 2009, dans le bureau du professeur Noam Chomsky au Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge (Massachusetts).

« Sciences, techniques et autogestion ? Autogestion des sciences », par Antonio Martín Bellido, syndicat CNT des industries de l’informatique RP (11 p.)

« La science commence dès le moment où l’Homme prend conscience de son environnement et systématise sa curiosité – produit de son instinct de survie – pour le comprendre et l’expliquer. Cette curiosité innée fonde la science et devrait être toujours présente au coeur de l’activité scientifique. Cet objectif de la science, comprendre et expliquer, s’applique à ce que sont les choses et les phénomènes, ce que nous observons et ce que nous sentons. La technique commence lorsque nous voulons tirer de l’utile de ce savoir ; alors entrent en jeu les intérêts particuliers des Hommes, et inévitablement les polémiques et les affrontements. Mais ce n’est plus de science qu’il s’agit… »

« Travailleurs français et immigrés, même patrons, même syndicats… », par Étienne Deschamps, juriste auprès du syndicat CNT du Nettoyage et Bernard, CNT Santé social RP (10 p.)

De congrès en congrès, la CNT affirme comme priorité l’action en direction des plus précaires et son soutien à la lutte des sans papiers, confirmée par l’engagement de la région parisienne lors de l’occupation de l’église Saint-Bernard. La mobilisation depuis 2008, de plusieurs milliers de travailleurs sans papiers avec comme arme première les syndicats, interroge et nous met face à de nouveaux défis.

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Manifestation contre le chomage et la précarité

L’INSÉCURITÉ SOCIALE, ÇA SUFFIT !

Pour le capitalisme, le chômage n’est pas un problème, c’est la compétitivité des entreprises qui compte. En trente ans, la productivité des travailleur(se)s de ce pays a été multipliée par cinq, ce qui permet de diminuer le nombre de salarié(e)s et le coût du travail, sans diminuer les profits engrangés.
Si ce n’est pas suffisant, les entreprises délocalisent et licencient pour être encore plus compétitives et augmenter leurs profits. Peu importe l’augmentation alarmante de la souffrance au travail pour celles et ceux qui ont conservé un emploi, avec perte du pouvoir d’achat, conditions de travail aggravées, angoisse permanente du licenciement par le chantage à la délocalisation en cas de refus du plan de « sauvetage » de l’entreprise. Pour garantir leurs profits, les patrons recourent de plus en plus aux contrats précaires (CDD) et intérimaires et aux contrats qui les exonèrent de charges sociales. Ils divisent ainsi leurs salarié(e)s et disposent d’une main-d’œuvre corvéable à merci.
L’État, qui se permet parfois de donner des leçons de « morale » aux entreprises qui délocalisent, a déjà supprimé plus de 135 000 postes de fonctionnaires et emploie plus d’un quart de ses personnels sous contrats précaires (Lcontractuels) et contrats aidés (CUI) pour assurer des tâches permanentes des services publics. Cela permet d’imposer plus facilement les réformes de casse des services publics, de les privatiser et d’appliquer la gestion des fonctionnaires en mode DRH (lettres et contrats de mission qui se substituent aux statuts).

La casse de la protection sociale, retraites et bientôt sécu, celle des services publics, le chômage endémique, la multiplication des emplois précaires et la précarisation des emplois dans le privé comme dans le public (les fonctionnaires n’ont plus la garantie d’emploi du fait de la loi de mobilité et de la refonte des politiques publiques), plonge une part de plus en plus importante de la population dans une insécurité sociale généralisée. C’est par le contrôle social, la répression antisyndicale et celle des mouvements sociaux que l’État répond à cette insécurité qui pourrit la vie de la majorité de la population, pour assurer la sécurité des profits de quelques-uns.

Un exemple : Pôle emploi

Pôle emploi, le géant né de la fusion entre les Assedics et l’ANPE, était présenté comme un moyen d’améliorer le service rendu aux chômeurs. Le relooking des agences et la communication passée, l’évidence s’impose : Pôle emploi est une arme efficace pour imposer le contrôle et le flicage de ses salarié(e)s et des chômeurs. Depuis la fusion et l’explosion du chômage, les agences – transformées en commissariats des chômeurs – sont sous pression. D’un côté, les agents du Pôle emploi subissent un management par les chiffres, une pression de leur hiérarchie, une perte de sens professionnel et une précarisation de leur emploi. 1 500 CDD ne seront pas renouvelés et 300 postes en CDI seront supprimés en 2011. Résultat : un véritable mal être au travail s’installe ; suicides et arrêt longues maladies se multiplient. De l’autre côté du guichet, les usagers devenus des clients sont placés sous contrôle. La chasse aux mauvais chômeurs est ouverte. Les radiations et les humiliations pleuvent, l’accompagnement est devenu inexistant et se résume à un contrôle mensuel… Pendant ce temps, le secteur privé remporte des marchés pour des ateliers ou des prestations bidon et s’engraisse sur le dos des chômeurs et des précaires. Nous n’avons pas à payer leur crise, la colère monte, faisons converger les luttes !

Le 4 décembre ne doit pas être la traditionnelle manif des chômeurs et des précaires sans lendemain. Continuons le combat tous ensemble, chômeurs précaires, travailleur(se)s du public comme du privé, dans des AG interprofessionnelles de quartiers, de villes, départementales et territoriales pour reconstruire par les luttes ce que le capitalisme détruit, pour conquérir la justice sociale et en finir avec l’insécurité sociale généralisée.

C’EST PAS À L’ÉLYSÉE, C’EST PAS À MATIGNON, C’EST PAS DANS LES SALONS QU’ON OBTIENDRA SATISFACTION, C’EST NOUS QUI TRAVAILLONS ET QUI CHÔMONS, ALORS C’EST NOUS QUI DÉCIDONS !

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Rassemblement de soutien au mouvement étudiant anglais contre la hausse des frais d’inscription et la répression

flyer Free education now
La CNT organise un rassemblement de soutien au mouvement étudiant anglais contre la hausse des frais d’inscription et les coupes budgétaires.

Jeudi 18 novembre a 18 h, Place de la Sorbonne 75005 Paris Métro Cluny La Sorbonne

Hausse des frais d’inscription et coupes budgétaires

Alors que les libéraux-démocrates, membres de la coalition au pouvoir, s’étaient engagés à abolir les frais d’inscription à l’université, David Willetts, le secrétaire d’Etat britannique conservateur chargé des universités, a ­annoncé en octobre que le coût d’une année à l’université pourrait désormais s’élever à 9 000 livres par an (10 597 euros), soit près du double du montant actuel. Rappelons que les frais de scolarité ont déjà triplé ces vingt dernières années, interdisant l’accès à l’éducation supérieure d’une immense majorité de la population. Le gouvernement prévoit par ailleurs de réduire la part allouée à l’éducation dans son budget d’environ 40% dès 2012.

50 000 étudiants défient le gouvernement

C’est pourquoi le 10 novembre, près de 50 000 étudiants et travailleurs de l’éducation se sont rassemblés à ­Londres pour manifester contre cette augmentation des droits d’inscription et les coupes budgétaires. Pendant la manifestation, plusieurs centaines d’étudiants ont décidé d’occuper les locaux du parti conservateur. Depuis les bâtiments de Millbank, les occupants ont fait circuler le communiqué suivant : « Nous sommes opposés à toute coupe budgétaire et à la marchandisation de l’éducation. Nous occupons le toit du siège du parti conservateur afin de démontrer notre opposition au système conservateur qui consiste à attaquer les pauvres et à venir en aide aux plus riches. Ce n’est qu’un début. »

Des tabloïds au service de la répression

Dans les heures qui ont suivi l’annonce de l’occupation, le premier ministre, le maire de Londres ou encore Aaron Porter, président de la National Union of Students 1, ont condamné les faits en les qualifiant de « violence et d’irresponsabilité » d’une « minorité » non « représentative » « d’idiots » et « d’extrémistes ». Le Daily Mail titrait dès le lendemain sur le « détournement d’une manifestation de classes moyennes par les anarchistes ». Alors que plus d’une cinquantaine d’arrestations ont eu lieu et que la police, ainsi que certains tabloïds, sont lancés dans ce qu’un appel collectif relayé par la National Campaign Against Fees and Cuts 2 dénonce comme une « réelle chasse aux sorcières », la solidarité s’est déjà mise en marche outre-Manche.

Où est la violence ?

Le 11 novembre, les étudiants de Manchester ont occupé pacifiquement une partie de leurs locaux pour lutter contre la privatisation de leurs universités. Des personnels et étudiants du Goldsmiths College ont également tenu à témoigner publiquement leur solidarité avec les occupants de Millbank en rappelant que la « violence réelle […] n’est pas celle liée aux fenêtres brisées mais à l’impact destructeur des coupes budgétaires et de la privatisation ».

Un contexte européen de privatisation de l’enseignement

Les années précédentes, en Grèce, en Allemagne, en Italie, et plus récemment encore à Dublin, les étudiants ont amorcé des luttes contre la politique européenne de privatisation de l’enseignement supérieur et de mise en concurrence des établissements. L’éducation, en devenant un « marché », s’assujettit aux mêmes règles économiques qu’une entreprise : coupes budgétaires, nécessaire rentabilité passant par la hausse des frais d’inscription, restructuration et licenciements, utilisation de personnels précaires.

Solidarité internationale

Le syndicat CNT de l’éducation, et ses sections Supérieur Recherche, tiennent à affirmer leur solidarité avec la lutte des étudiants et personnels des universités en Grande-Bretagne. Leur lutte est la notre. Contre la privatisation européenne des universités, la précarisation des personnels, et contre la répression des mouvements sociaux, « solidarity with the National Campaign against Fees and Cuts »

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[Le Monde Libertaire] Télé, sciences et religion, un mariage forcé à l’autrichienne

L’ORF, en Autriche, c’est un peu comme l’ancien ORTF en France, à la fois télévision d’État et radio nationale. Comme partout, on parle de réduction des coûts et tout ce qui relève de la culture est facilement sacrifié. Ainsi, le directeur de l’ORF a décidé de placer le service en charge des émissions scientifiques sous l’autorité de Gerhard Klein qui était déjà responsable des émissions portant sur les religions. Klein est un théologien catholique… et l’on est en droit de douter que les émissions, portant par exemple sur le darwinisme ou les pilules abortives trouvent grâce à ses yeux ! Ce sont toutes les émissions concernant la bioéthique qui risquent ainsi d’être biaisées, sinon supprimées.
Ce n’est peut-être pas très étonnant dans un pays soumis au régime concordataire et c’est d’ailleurs le concordat entré en vigueur en mai 1934 qui définit toujours les relations entre l’État et le Vatican ! 1934-1938, c’est la période de l’austrofascisme, pendant laquelle le pouvoir émanait officiellement du dieu catholique, et non du peuple. Aujourd’hui, l’État finance à 100 % les écoles privées catholiques et dans les écoles publiques, la croix figure en bonne place dans toutes les classes, au-dessus du tableau, comme au-dessus des juges dans tous les tribunaux. Le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne et proche de Joseph Ratzinger, s’était illustré en 2005 en défendant les théories du dessein intelligent 1 dans le New York Times. En Autriche, l’Église semble mener une offensive contre les sciences 2, plutôt que de s’occuper d’indemniser les victimes des prêtres pédophiles.

Jérôme Segal

1. Nous en reparlerons ici. (NdR.)
2. Et dans la France de Sarkozy, c’est pour quand ? (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1608 (14-20 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] Sciences & télévision

La littérature savante sur la vulgarisation scientifique à la télévision est riche et abondante. La politique sur ce même sujet est indigente et rare. Elle se contente de pondre des rapports parlementaires qui resteront sans effet.
Dans ce qui suit, je me suis plutôt attaché à déceler l’idéologie générale qui sous-tend tout discours télévisuel direct ou indirect, à propos des sciences et des techniques. Autant d’affirmations diffuses qui, à force de répétition péremptoire, agissent par imprégnation, finissent par faire système et deviennent de telles vérités qu’il serait malséant de les mettre en doute. Ce qui est l’inverse de la démarche scientifique…
Je l’ai fait en examinant les genres qui prétendent montrer le réel : reportages, documentaires, divertissements et publicités. La culture scientifique et technique y apparaît soit – rarement – comme sujet de vulgarisation, de façon volontaire et directe, soit – le plus souvent – comme objet culturel, de façon involontaire et indirecte. Le cadre d’analyse serait incomplet si on ne s’attardait pas sur le moteur même de la production télévisuelle : l’audimat. Au fil des années, cet indicateur boursier qui détermine le prix de la minute publicitaire s’est imposé comme une mesure universelle des goûts et des attentes des téléspectateurs. Une injonction divine de la marchandise à laquelle les dirigeants se doivent d’obéir sous peine de renvoi.
Tout le monde se souvient de la polémique soulevée par les propos d’un ex-PDG de TF1 : « Nos émissions ont pour vocation de le [le téléspectateur] rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Cette déclaration, jugée cynique quand elle n’est que naïve, a beaucoup scandalisé au lieu de susciter la réflexion. À y regarder de près, il semble plus pertinent d’inverser la proposition. Ce ne sont pas les émissions qui rendent le cerveau disponible à la réception du message publicitaire mais, bien au contraire, le message publicitaire qui a fixé et qui fixe encore les règles formelles des produits télévisuels, journaux télévisés et émissions politiques compris. Sur le strict plan des techniques narratives, la réclame a introduit des normes, un style, un savoir-faire qui se sont étendus à l’ensemble des émissions. Une gestion du temps, un rythme de montage, une esthétique visuelle et sonore, une façon d’éclairer, de cadrer. Il faut faire court, rapide, être dans l’urgence de l’actualité, ne jamais interrompre le flux. Le discours sur les sciences et les techniques n’est que l’un des éléments publicitaires de ce flux qu’il serait inconvenant de troubler par des silences, de la réflexion, de l’incertain.
Sans compter, par une crainte irraisonnée de perte d’audience, la starisation de certaines disciplines et, en corollaire, d’une petite poignée de scientifiques dont la principale qualité tient à leur supposée télégénie (« Il passe bien, il s’exprime bien »). Le scientifique est tour à tour le bon, la brute et le truand. Le bon, c’est l’ancien astronome émerveillé, qui vaut plus par la gaîté de son ignorance que par la gravité de son savoir. Il est soit rêveur et distrait, tout entier absorbé par sa tâche ; soit aventurier maniant le fouet aussi bien que le linéaire B 1. La brute, c’est le physicien nucléaire, le chimiste ou le biologiste. Il inquiète, il corrompt la Nature (avec un grand N), il se prend pour Dieu quand il n’est que démon. Le truand, c’est l’usurpateur, celui qui vole ou qui truque ses résultats. À l’image, le savant trône dans son laboratoire ou dans sa bibliothèque, appareils de mesures et livres en font le détenteur d’une connaissance indiscutable. Il est celui qui sait, dépositaire d’un savoir dont nous ne savons rien.
Ce type de transmission ne fait que produire l’effet inverse, puisqu’il remplace le savoir authentique par un culte du savoir. Une caricature, une mystification. « Une idolâtrie des supports humains du savoir » (Georges Simondon). En définitive, le scientifique n’y transmet que lui-même.
Du coup, le nombre de disciplines ayant droit de citer est si réduit que le monde des sciences s’apparente plutôt au monde du silence. La santé, présentée comme une discipline, se taille la plus grosse part d’un lion qu’elle partage avec les documentaires animaliers, la vie secrète des dinosaures, les premiers âges de l’humanité urbi (u) tero et orbi (u) tero, les mystères (sic) des pyramides, l’astronomie réduite aux éclipses et aux explorations spatiales, les randonnées sur les volcans du monde et l’écologie. France 5, la chaîne du savoir et de la connaissance, se fend d’une case dont l’intitulé officiel laisse rêveur : « Science, santé, environnement ». Santé (on trinque !) en lieu et place de sciences médicales. Sur TF1, Ushuaia, visite guidée des jolis coins « encore sauvages » de la planète, version animée du vieux magazine Géo. France 2, qui met en scène les frères Bogdanov, deux bonimenteurs de foire attifés en cosmonaute-mantique égrenant des sottises d’un air compassé. Autant d’émissions déclarées comme étant à caractère scientifique. À ce compte, l’absence vaudrait mieux que la mascarade.
Pour assurer sa pérennité, la télévision doit rassurer le citoyen téléspectateur sur la validité et la cohérence de ses idées, fussent-elles approximatives ou erronées. Elle donne à la doxa un label d’authenticité. Il n’y a là aucune volonté délibérée, aucun choix méchant d’abrutir les masses. « C’est d’ailleurs un bien curieux phénomène qui fait que des choses dont personne ne semble vouloir se font comme si elles avaient été pensées et voulues » (Pierre Bourdieu).
Transformation du discours scientifique en discours idéologique, la science (au singulier) y est présentée in fine comme une forme de croyance. Vidées de leur identité matérielle et concrète, les théories scientifiques sont figées dans le temps. Elles sont toujours présentées comme une explication définitive et totalisante, jamais comme le moment d’une description réfutable et parcellaire. Ce discours n’est que l’amplification et la légitimation des idées de comptoir sur la recherche scientifique, sur « ces chercheurs qui cherchent et ne trouvent pas », « qui se trompent souvent », « qui ne sont pas d’accord entre eux ». Et plus préoccupant encore, la permanence du discours relativiste 2 que l’on trouve chez une poignée d’intellectuels officiels. La représentation télévisuelle des sciences correspond bien à l’ambivalence de la représentation commune, qui peut se résumer par deux termes psychologiques : émerveillement et effroi. Émerveillement, avec la science comme sotériologie 3. Elle a la puissance divine du sauveur. Elle seule, dans le secret des labos, peut nous sauver de tous les dangers, de toutes les maladies. Effroi, lorsque sciences et techniques produisent des effets négatifs ou supposés tels : clonage, plantes alimentaires génétiquement modifiées, centrale nucléaire, téléphone portable, etc. L’émerveillement et l’effroi, par définition, n’admettent ni distinctions, ni nuances et se trouvent aux antipodes du travail des scientifiques. Et c’est ainsi que la télévision, sauf exception, ne raconte pas les sciences mais les trahit tout en méprisant ses spectateurs.

Robert Nardone, documentariste

1. Syllabaire utilisé pour l’écriture du mycénien, forme archaïque du grec ancien. (NdR.)
2. Voir l’article de Hervé Ferrière (ML 1603). (NdR.)
3. Partie de la théologie s’intéressant aux doctrines du salut. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1605 (23-29 septembre 2010)

[Le Monde Libertaire] Y a-t-il des expériences cruciales en sciences ?

La notion d’expérience est cruciale en sciences, mais existe-t-il pour autant des expériences dites cruciales, de celles qui permettraient de décider assurément entre deux théories portant sur les mêmes phénomènes ?

Une expérience cruciale Ec est une expérience qui serait à même de décider entre deux théories, ou hypothèses, concurrentes T1 et T2 : si Ec favorise T1, T1 est acceptée et T2 rejetée, sur la seule considération d’un résultat observé au cours de Ec, et en vertu du principe logique de non-contradiction selon lequel un objet ne peut à la fois être A et non-A. L’histoire des sciences fait souvent le récit de ces expériences qui auraient donc le pouvoir d’emporter la décision quant à la valeur d’une théorie. Pourtant, les choses ne sont pas si simples.

Des exemples à méditer

Le physicien et philosophe Mario Bunge évoque un épisode montrant qu’une expérience dite cruciale est source d’interrogations et de doutes. « […] Kaufmann, […] professeur de physique expérimentale de l’université de Göttingen, […] avait mené des expériences sur la valeur de la masse en fonction de la vitesse et […] avait trouvé que l’équation d’Einstein était fausse. Einstein […] a simplement dit : « Il se trompe. » […]. Quelques années plus tard, Kaufmann, qui était un savant honnête, a découvert en révisant la conception de son expérience que le vide parfait n’était pas réalisé et qu’il y avait une fuite. Il a refait son expérience et a reconnu qu’Einstein avait raison. En somme, les réfutations ne sont pas plus durables que les confirmations. Toutes sont, à quelque degré, entachées d’un certain doute. 1 »
L’anecdote est grosse de plusieurs questions importantes sur le rapport théorie-expérience – qui n’est pas aussi univoque qu’on le dit ; on parle alors, pour caractériser ce rapport intriqué des faits et des théories d’« imprégnation théorique ». Un fait est en réalité un énoncé factuel interprété.
Revenons à Kaufmann. Il n’a pas fait d’expériences de contrôle pour estimer et circonscrire les éventuelles défaillances techniques de son dispositif expérimental – l’enceinte dans laquelle on fait le vide. Son expérience se voulant décisive est isolée dans le sens où elle n’est pas elle-même soumise à un contrôle de ses hypothèses auxiliaires, par exemple celles portant sur la perfection de l’étanchéité de la chambre à vide. Kaufman n’a pas fait d’erreur de raisonnement (il procède par ce qu’on appelé une inférence à la meilleure explication) mais il bute sur le contenu, et non la forme, de son raisonnement. Le cas Kaufmann nous apprend encore ceci : si une expérience Ex, dictée par une théorie T, requiert un vide poussé, mais que l’on ne possède pas de dispositif de mesure du vide, on peut considérer qu’une anomalie dans la mesure du phénomène suscité par T et recherché au travers de Ex constitue, indirectement, une mesure du vide. En effet, si un résultat R1 est attendu et qu’on obtient R2, il est alors possible de croire que le vide est défectueux. Croire que T est infirmée à cause de R2 est une option risquée, justement parce que T est capable de renseigner sur l’éventualité d’un défaut expérimental ou d’une variable non prise en compte.
L’expérience de Michelson et Morley (en fait une série d’expériences, entre 1881 et 1887) sur l’éther (hypothétique milieu support de la lumière – on l’appelle l’éther luminifère ; rien à voir bien sûr avec l’éther médical) est considérée comme une expérience cruciale. Mais comme le dit le physicien Michel Paty, « son importance historique a souvent été soulignée – et, d’ailleurs, controversée : elle illustre à merveille, sous la fausse évidence de son interprétation, la complexité du « statut » de l’expérience 2 ». Michelson et Morley ont expérimentalement montré que l’éther n’existait pas – alors que leur projet était de valider son existence. Ce résultat indiquait bel et bien une impossibilité physique – d’ailleurs pas acceptée par les auteurs de l’expérience –, qui sera adéquatement décrite par une théorie dotée d’une cohérence logique et d’une grande portée explicative : la relativité restreinte d’Einstein (1905). Michelson et Morley ont établi un fait – lui crucial – mais ce fait ne permettait pas de trancher entre les multiples théories proposées à l’époque – l’expérience n’était donc pas cruciale au sens indiqué en début d’article.
Il est un cas célèbre dans l’histoire de la physique qui présente les apparences d’une expérience cruciale positive (qui permet donc de conclure à la validité d’une théorie), celui de la théorie de la gravitation. Notons tout d’abord que la rivalité entre l’ancienne théorie de la gravitation, newtonienne, et la nouvelle, einsteinienne, n’est pas strictement conforme au schéma donné plus haut. En effet, il n’y pas symétrie entre les deux théories face aux phénomènes à expliquer. La théorie classique est muette au sujet d’une certaine classe de phénomènes que prédit la nouvelle théorie. En toute rigueur, les tests de celle-ci ne peuvent concerner la première, ce qui veut dire que si la théorie nouvelle échoue à passer ces tests, il ne s’ensuit pas ipso facto que l’ancienne théorie conserve toute sa primauté. Ceci montre encore une fois les limites de la notion d’expérience cruciale. Donc, en 1915, Einstein établit la théorie de la relativité générale. La théorie est mathématiquement satisfaisante. Reste le problème de sa validité physique. Parmi les nombreux phénomènes qu’elle prédit, un seul peut être mis en évidence par les outils expérimentaux de l’époque (les nombreux autres tests de la théorie seront effectués au cours du xxe siècle). Il s’agit de la mesure de la déviation des rayons lumineux au voisinage d’une masse suffisamment grosse, le Soliel par exemple. Ce test sera réalisé en 1919 par l’astronome Eddington. La théorie semble confirmée car l’expérience semble cruciale : les rayons sont bel et bien déviés. Or, en toute rigueur, il n’en est rien. L’observation, unique puisque portant sur un phénomène rare – une éclipse totale de Soleil – et donc non reproductible (sauf dans très longtemps, lors d’une nouvelle éclipse totale), pourrait avoir été ratée. Là encore, on aurait pu incriminer le dispositif expérimental, la fiabilité des mesures (portant sur un phénomène très ténu). Pourtant, cette observation fut acceptée comme un test crucial…
Autre cas, l’expérience de Lenard (1902). Cette expérience fut interprétée par Einstein comme une expérience cruciale tranchant entre théorie ondulatoire de la lumière et théorie corpusculaire de la lumière, en faveur de la seconde, et donc en faveur de sa théorie des photons en tant que constituants de la lumière. Cette expérience montre que la lumière adopte un comportement de type corpusculaire. Néanmoins, quelques années plus tard, la théorie de la lumière se brouillera à nouveau puisque si la nature photonique de la lumière est admise, la théorie quantique apportera une interprétation duale – ondes et corpuscules – de la lumière. L’expérience de Lenard n’avait pas été cruciale, ou du moins avait été temporairement cruciale…
Si l’on insiste autant sur ces cas liés aux travaux d’Einstein, c’est parce qu’on y voit en jeu la tentation – ou le rejet – de l’expérience cruciale, comme instance empirique de la décision en faveur ou en défaveur d’une théorie. Dans le cas Kaufmann, c’est ce dernier qui croit en la « crucialité » de son expérience, alors qu’Einstein ne s’y intéresse même pas, persuadé, pour des raisons non empiriques, du bien-fondé formel de son édifice théorique. Dans le cas d’Eddington, l’observation de la déviation des photons est considérée comme décisive – certes pas tout à fait cruciale, au sens le plus fort du terme – et Einstein dira qu’il ne doutait point de l’issue de l’observation, tant était forte sa conviction, intrinsèquement théorique, que la théorie gravitationnelle qu’il avait bâtie était solide. Dans le cas de Lenard, Einstein voit dans ces résultats d’expérience un test crucial. Alors, cruciale ou pas ?
Ces considérations nous permettent de conclure en rappelant un autre point important, que le physicien et philosophe Pierre Duhem mit en évidence dans son livre de 19063, puis qui fut repris par W.V.O. Quine en 1953 4, et que l’on connaît depuis lors sous le nom de thèse de Duhem-Quine. Si une expérience ne peut prétendre à être cruciale, ce n’est pas tant pour une raison empirique (faire tous les tests et contrôles souhaitables pour éliminer ce qui relèverait des défaillances expérimentales) que pour une raison épistémologique profonde : la solidarité logique des énoncés principaux et auxiliaires d’une théorie, et des théories adjacentes, elles-mêmes soumises, par contiguïté, à cette interrelation qui forme un réseau, le réseau théorique. La mise en défaut d’une hypothèse via une expérience particulière ne concerne pas que cette hypothèse principale, mais aussi toutes les hypothèses qui font corps avec elle, fussent-elles implicitement admises comme un arrière-plan de connaissance dont on ne discute plus 5. Duhem dit : « En réalité, il s’en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu’il n’est supposé […] ; l’appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution. Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises par lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance, tant vaut sa conclusion. »
En bref, non seulement l’expérience dite cruciale n’a pas systématiquement la capacité d’invalider assurément une théorie, mais de surcroît, elle n’a pas nécessairement le pouvoir de lui substituer une explication novatrice concurrente. La rejeter totalement comme le fait Duhem est excessif : il existe bel et bien des expériences sinon cruciales au sens strict, mais sans doute hautement pertinentes quant à leur pouvoir de préférer une théorie à une autre. En tout cas, cette idée en dit long sur le difficile cheminement des sciences – entre certitudes et doutes – vers la vérité de leurs énoncés.1. Laurent-Michel Vacher, Entretiens avec Mario Bunge. Une philosophie pour l’âge de la science, Liber, 1993.
2. Michel Paty, « La question du statut de l’expérience en physique », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 40, 1992.
3. La Théorie physique, son objet et sa structure, éditions Rivière, 1906.
4. From a logical point of view, Harvard University Press, 1953.
5. Par exemple, personne de viendrait raisonnablement douter de l’« hypothèse » que la Terre est ronde ; il y a des limites évidentes à la remise en cause de la multitude des faits, thèses et hypothèses qui concourent à la formation d’une théorie relative à un nouveau phénomène à expliquer.

Marc Silberstein

Source : Le Monde Libertaire n°1607 (7-13 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] La culture scientifique au péril de la télévision

Les rapports de la télévision et des sciences sont particulièrement infructueux. La première, par son inculture croissante, son inféodation au marché, au commerce, ne rend compte des secondes – aux exceptions près – que sur des modes vulgaires, spectaculaires, ou encore mensongers.

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Une absence assourdissante
Contrairement aux plaintes maintes fois répétées, les sciences ne sont pas si absentes que cela des programmes de télévision. Comment pourraient-elles l’être ? Elles constituent l’un des principaux piliers sur lesquels repose la culture occidentale. C’est vrai, les rares émissions qui leur sont spécifiquement consacrées balancent entre misère et cocasse. Mais certaines disciplines apparaissent en filigrane tout au long du flux : journaux, magazines, publicités. Ce fil de trame continu en dit plus long sur le point de vue télévisuel que les béates vulgarisations censées rendre compte de travaux scientifiques déjà dépassés.
On assiste à deux discours apparemment opposés. Deux avatars du débat depuis longtemps périmé entre nature et culture. En fait d’opposition, il s’agit de la même monnaie. Émerveillement et effroi. Côté pile, l’apologie du savoir et côté face l’apologie de la nature en opposition aux sciences des hommes. À ceci près que la nature télévisuelle réduite à la campagne, à la montagne et à la mer relève de la pure fiction. Et puis quelque chose d’immatériel, un concept flou flottant dans le ciel des idées reçues : un air, un comportement naturel, des manières et des matières naturelles. Ne reculant devant aucun oxymore, l’agriculture biologique y est naturelle (sic). La publicité va plus loin dans l’incohérence et taxe de naturel un yaourt ou une lessive (re-sic).
Dans les journaux et les magazines, les sciences et les techniques apparaissent au quotidien de deux manières bien distinctes : soit comme sujet, soit comme objet. Comme sujet, lié à un événement qui nécessite une explication et met en scène le scientifique abonné des plateaux : catastrophe, épidémie, découverte archéologique, découverte ou erreur médicale, curiosité astronomique, actualité spatiale, écologie, nouveau produit technique. S’en suit alors un discours simplificateur illustré par des images n’ayant souvent strictement rien à voir avec le sujet. Il est fréquent dans les émissions dites de variétés de voir un bateleur faire le boniment technico-scientifique. Cette minute est le moment comique de l’émission, une sorte de gimmick poujadiste douteux. L’animateur y joue soit le clown blanc prenant la pose du journaliste spécialisé en débitant des platitudes sur un ton affecté, soit l’auguste maladroit tournant en dérision et la chose et lui-même.
Comme objet, en toile de fond de l’actualité politique à travers les enjeux divers de l’industrie, de l’agriculture, des choix énergétiques ou de la santé publique. Le scientifique joue alors le rôle de témoin, d’expert ou d’inspecteur apportant des preuves irréfutables. La balistique, la biologie, la psychiatrie, la sociologie sont convoquées à propos des conflits militaires, des meurtres, disparitions, attaques à main armée, émeutes, bavures policières, procès, reconnaissances de paternité. Pas de sports de compétition sans intervention conséquente de la médecine, de la biomécanique, de la chimie, de la physique des matériaux et la psychologie. Dès lors, dans les reportages sportifs, il est souvent question de dopage, de nouveaux matériaux ou de nouvelles formes d’entraînement présentées comme étant plus scientifiques.
La science météorologique subit le même sort que ses consœurs. Des tendances probables et parcellaires sont présentées de façon définitive et globale, soit avec un sérieux papal, soit avec dérision. Sur un ton pontifiant, à l’aide d’une iconographie d’école primaire, le camelot commente en termes savants : anticyclone, dépression, perturbation, hygrométrie. Dans l’autre cas, pour bien afficher le peu de cas du travail des météorologues, une pin-up écervelée vient vendre ses appâts dans la vitrine, en échange de quelques nuages.

Les films publicitaires
La biologie et la génétique font autorité dans la réclame des objets de consommation courante. Elles garantissent l’efficacité des produits d’entretien des choses et des gens. Tel aliment est riche en oméga 3, telle crème corporelle a été testée scientifiquement, telle autre est « génifique » (sic). Dans les sociétés marchandes, le corps est objet de négoce, le nettoyant W.C. se voit dès lors doter des mêmes propriétés biologiques que le yaourt, le shampoing ou le dentifrice. Grâce aux mêmes énigmatiques agents actifs génétiques et aux compétences des laboratoires Truc, la lessive Toc donne au linge autant d’éclat que le shampoing Tic à la chevelure 1.
La réclame alterne nature et culture de façon quasi métronomique. Des eaux volcaniques au shampoing à base d’essences naturelles, produits « naturels » et produits « scientifiques » s’opposent dans un duel marchand. De cette fausse dualité, qui se retrouve dans toutes les émissions, se dégage une petite unité dramatique pourvoyeuse d’un message télégraphique naïf, erroné, mais clair. Ce message réducteur, mille fois répété, finit par s’imprégner bien mieux qu’il ne le ferait s’il était pensé et voulu. Il y a la Science d’un côté, la Nature de l’autre et l’Homme au milieu, le tout au singulier avec une majuscule. Une version religieuse des sciences qui les réduit à néant ; une idée simplette de la nature réduite aux dépliants touristiques.

La science ustensile
La télévision agit plutôt comme un écho de ce qui va de soi, des normes intégrées, des idées reçues et largement partagées, auxquelles elle donne une apparence de légitimité en les ordonnant systématiquement dans un discours plus ou moins cohérent. Tel un miroir grossissant de l’implicite qui filtre les gestes et les discours parasites, elle donne à voir dans sa crudité la manière dont une société se représente elle-même. Plutôt que des normes, elle propose des postures symboliques. Les pourvoyeurs du médiocre message télévisuel ne sont pas de machiavéliques et cyniques manipulateurs d’opinion. Ils ne sont au contraire que les petits éléments d’un système qui certes ne fonctionnerait pas sans leur complicité, mais qui les comprend et les dépasse. Ils doivent leur position tant convoitée à une sincérité et une naïveté désarmantes. Ils croient en ce qu’ils disent tout simplement parce que c’est ce qu’il se dit. Singuliers et cultivés, ils n’y auraient pas leur place. Leur ignorance et leur conformité sont les meilleures garanties de mise en phase de l’émetteur avec la totalité des récepteurs. Tout discours contraire ne sera pas mis à l’écart par censure, mais tout bêtement parce qu’il ne sera même pas entendu. Une télévision qui ne serait pas l’ordonnateur et l’amplificateur de l’idéologie dominante est inconcevable. Ce n’est même pas une utopie, un point de fuite, c’est un contresens. Le discours caricatural et antiscientifique qu’elle distille, en flux constant, sur les sciences n’est que la version vulgaire du discours officiel. Dans une société comme la nôtre, une science rentable – financièrement et symboliquement – est une science que ne cherche pas, c’est une science achevée qui doit rendre des comptes. À la rigueur on lui autorise de petites améliorations sans conséquences qui doivent confirmer le cadre existant et assouvir superficiellement le mythe du progrès. On peut même, ultime coquetterie, se satisfaire de ses mystères (sic) non encore résolus qui nous enchantent et qui sont la « preuve » des limites de La Science ! En résumé, une science sans sciences.

Robert Nardone, documentariste

1. Autre exemple récent, extrêmement caricatural : L’Oréal vend une gamme de produits « rajeunissants » sous le nom prometteur de « Code Jeunesse », avec comme slogan : « La science des gènes est entre vos mains. » Il est affirmé, en parlant de la peau, que « la technologie Pro-Gent a été conçue pour […] rétablir son code naturel de jeunesse » (nous soulignons). Il est spécifié que l’« efficacité [a été] confirmée cliniquement ». Une note en petits caractères indique qu’il s’agit d’une « auto-évaluation sur 52 femmes ». L’ensemble des mensonges scientifiques et des ruses rhétoriques en jeu dans ce court message publicitaire devrait alerter le Bureau de la vérification de la publicité. Il n’en est rien, évidemment. Gageons que Liliane Bettencourt (première actionnaire du groupe L’Oréal) n’en fait pas un usage intensif, à moins qu’elle soit la preuve (quasi) vivante de l’inefficacité desdits produits… (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1606 (30 septembre-6 octobre 2010)

[Le Monde Libertaire] Vers une nouvelle vision libertaire des sciences ?

Il est temps de dépasser le différend existant entre les deux familles des penseurs des sciences se réclamant de la tradition libertaire. Nous voulons parler de cette querelle qui oppose les réalistes aux relativistes que Normand Baillargeon a présentée brillamment dans son ouvrage Raison oblige 1 paru en 2010.
Les premiers – à l’exemple de Noam Chomsky – défendent une vision réaliste et rationaliste. Ils sont partisans du libéralisme radical hérité du projet émancipateur des Lumières. Ils font confiance à l’humain pour rechercher les moyens de trouver le bonheur et la liberté. Et, dans la lignée de Kropotkine et Reclus, ils pensent que les sciences font partie de ces moyens. Ils supposent que le monde réel nous est compréhensible et que notre raison peut parvenir à s’en « approcher ». Ils font quatre hypothèses fondamentales. D’abord un monde réel existe. Ensuite les scientifiques cherchent à comprendre ce réel avec précision et honnêteté. De plus, il existe une « structure cérébrale » propre à notre espèce nous conférant une immense faculté créatrice et la capacité à distinguer le réel du langage. Cette structure est une sorte de « nature humaine » qui nous permet de décrire le monde de façon compréhensible. Elle sert en quelque sorte de base solide et commune à toutes nos actions et pensées.
Ces hypothèses constituent des points de divergence essentiels avec les représentants de la seconde famille.
Ceux-ci, à l’image de Michel Foucault, de ses héritiers postmodernistes et des sociologues des sciences radicaux, sont irrationalistes. Ils sont peu ou prou partisans du relativisme : dans leur monde, toutes les opinions se valent a priori. Le travail des scientifiques et ingénieurs doit être mis sur le même plan philosophique que celui des guérisseurs et astrologues.
Ces penseurs critiquent le rationalisme et le réalisme. À les croire, le réel nous échappera toujours parce que nous sommes englués dans notre langage et nos représentations. La science moderne ne profère rien de « plus vrai » que les autres discours moins technicisés sur la nature. Nous sommes condamnés à émettre des énoncés relatifs à une époque, à des préoccupations sociales et politiques données. Les scientifiques n’ont pas de projet sinon celui de participer au pouvoir.
Cette attaque des scientifiques, des institutions savantes et d’une science centrée sur l’Occident chrétien, phallocrate et capitaliste, était nécessaire. En tout cas, elle répondait à une attente des années 1960-1970. On traversait une crise de la rationalité : le temps était à la contestation de la puissance militaire et technologique des Occidentaux, à la décolonisation, aux revendications des cultures minoritaires et des communautés opprimées. C’était aussi l’époque où le modèle soviétique faisait long feu. Ses chars venaient d’écraser les révolutions d’Europe centrale. D’autres exemples, hors d’Occident, paraissaient prometteurs. Alors, ces libertaires ont cherché à défendre les femmes, les homosexuels, les rebouteux, les mouvements culturels régionaux, etc., tous ceux que la science occidentale aurait longtemps écrasés du poids de la Raison scientifique. Ils s’attaquèrent à l’autorité des scientifiques parce qu’elle leur paraissait totalement illégitime, car basée sur une « soi-disant » capacité humaine à connaître le monde réel. Ils voyaient les scientifiques comme des technocrates et agents de l’acculturation de masse, de l’industrialisation forcenée et de la mondialisation capitaliste. Ils cherchèrent à défendre la diversité humaine – « l’humadiversité » – contre l’idée d’une nature humaine commune et rationnelle, trop occidentale. Certains prétendirent même que cette nature humaine n’existait pas. Il n’existait pas davantage de valeurs communes à l’humanité. Le monde réel devenait flou et inaccessible. Le relativisme radical tuait la dernière autorité qui restait : celle des faits. Il ouvrait alors inconsciemment la porte au révisionnisme historique, au cynisme et à l’impuissance politique, car finalement – tous les discours se valant – au nom de quelle valeur ou de quelle nature humaine se battre contre les oppresseurs ? Et avec quel objectif si tous les systèmes se valent en fin de compte ?
La remise en question définitive de tout discours scientifique et l’absence de propositions alternatives menaient à une impasse. À quoi bon discuter de liberté, d’émancipation ou d’égalité si ces valeurs sont relatives à une époque et si leurs définitions ne sont que les résultats de rapports de force ? À quoi bon lutter si l’exploitation, la misère, la pollution, l’inégalité ne sont que des vues de l’esprit et non des faits étudiables scientifiquement ? Il n’y a plus rien à attendre de vrai d’un univers où les scientifiques ne tiennent qu’un discours parmi les autres.
le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée.
Cette controverse est certes fondamentale mais elle doit être dépassée. Or, elle est dramatique pour au moins deux raisons que nous nous bornerons ici à citer.
Cette opposition est dramatique d’abord parce qu’elle est profondément contre-productive : le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée. Et ensuite parce qu’elle est source d’incompréhension dans le « grand public ». Ce dernier est présenté pour rétif aux sciences ou pour le moins méfiant, parfois relativiste et sensible aux discours pseudo-scientifiques. Mais qui écouter si certains penseurs présentés pour libertaires expliquent doctement que « tout se vaut » et que les faits scientifiques sont les fruits de constructions sociales et politiques comme n’importe quelle opinion ? Avec qui dialoguer : avec les gogos médiatiques préférés du président 2 ou l’ingénieur agronome plaidant pour un retour à une agriculture respectueuse de la nature, si tous les avis se valent ? Comment retrouver une nouvelle vision libertaire et libératrice des sciences sans tomber dans le relativisme total ?
Nous pensons, comme Normand Baillargeon, qu’il ne suffit plus de dénoncer l’excès d’autorité dont a fait preuve le lobby scientiste, il faut maintenant passer à l’offensive : proposer, en s’appuyant sur les scientifiques responsables, de nouveaux modèles d’organisation sociale et redonner aux sciences leur rôle émancipateur.

Hervé Ferrière, historien des sciences, IUFM de Guadeloupe

1. Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Presses universitaires de Laval (Québec).
2. Les frères Bogdanov, pseudo-scientifiques à la surmédiatisation usurpée, dont le projet de longue date de faire entrer Dieu dans le périmètre de la cosmologie est, semble-t-il, très apprécié de Sarkozy et de nombreux membres de l’UMP qu’ils côtoient fréquemment. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1604 (16-22 septembre 2010)

[Le Monde Libertaire] La science victime de l’hypercriticisme

La question du scepticisme en sciences est cruciale. La « méthode » sceptique est une nécessité de l’acte même de chercher une explication à un phénomène donné. Employée abusivement, à des fins idéologiques ou par ignorance, elle se transforme en hypercriticisme, une outrance permanente et spécieuse qui nie l’esprit même de la démarche scientifique. Cet article l’illustre avec l’exemple de la négation des causes avérées de la destruction des tours du World Trade Center.

Neuf ans après les faits, la question portant sur l’analyse scientifique des attentats du 11 septembre 2001 reste encore très polémique. En effet, dans le champ des explications alternatives radicales et pour les adeptes du complot interne de l’administration américaine, les tours jumelles du Word Trader Centre (WTC1 et WTC2) étaient bourrées d’explosifs, un missile ou un véhicule piégé serait venu détruire une partie du Pentagone, et un avion de chasse américain aurait abattu un avion civil en plein vol pour une raison aussi floue qu’inconnue.
C’est dans cet esprit social inquiet que Jérôme Quirant, agrégé de génie civil et maître de conférences au Laboratoire de mécanique et génie civil (UMR 5508 CNRS/université de Montpellier 2), a décidé de créer en 2008 un site Internet dédié aux questions techniques portant sur ces attentats 1. Il vient de publier deux ouvrages de réflexions et d’analyses techniques liés à ces événements 2. Face aux multiples théories alternatives remettant en cause radicalement la version « officielle » des rapports scientifiques, au travers de livres, de films ou de sites Internet, Quirant a souhaité répondre aux légitimes interrogations techniques de tout un chacun au moyen de la raison, de la méthode scientifique, de l’expertise, de la vulgarisation et du domaine qui semble le mieux convenir à ce type de problématique : le calcul des structures.

Le cas des tours
Démontant les rumeurs, Quirant nous explique que sans rechercher des causes cachées ou manipulées, une connaissance minimale des bases de la physique et l’étude des structures des bâtiments suffisent à comprendre l’effondrement des tours WTC1 (417 mètres) et WTC2 (415 mètres), victimes d’une série de contraintes et de sollicitations inhabituelles : imaginons la puissance d’un impact de Boeing 767-200 (une centaine de tonnes lancées à 800 km/h), avec ses réacteurs, ses éléments rigides et « près de trente mètres cubes de kérosène » où ce dernier, joint à des éléments internes (matériels, consommables, etc.), a nourri un incendie et fait monter la température « rapidement au-delà de 1 000 °C », créant une modification importante de la résistance et de la rigidité des structures mécaniques au centre et à la périphérie des tours, engendrant un phénomène de flambement ; des éléments de protections incendies endommagés ; des « planchers […] suspendus […] calculés uniquement pour supporter leur propre poids » et non pour « stopper l’effondrement des blocs supérieurs » soit « une charge égale à 15 ou 30 fois celle pour laquelle il avait été calculé » ; un environnement en (sur)pression, etc. La tour WTC1 s’est effondrée au bout de 102 minutes et la tour WTC2 au bout de 56 minutes. Quant à la tour WTC7 (173 mètres), ce sont essentiellement « les débris de la tour WTC1, située à un peu plus de 100 mètres, qui ont heurté sa façade sud », causant un incendie (aidé par du fuel, des matériels stockés) de presque sept heures, déstabilisant cette structure (dilatations, ruptures de liaisons, etc.) prévue pour résister à un incendie de deux à trois heures, qui ont engendré d’abord « un effondrement interne » puis « une rupture du bâtiment à sa base » (dans le cas des tours WTC1 et WTC2, l’effondrement s’est produit de haut en bas).

Le fantastique et la raison
Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos décrivent dans leur Introduction aux études historiques 3 la position hypercritique comme « l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. […] L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner ».
Quirant pointe un certain nombre d’éléments qui favorisent l’émergence et le développement de théories complotistes que je qualifierais justement d’hypercritiques. Tout d’abord, le manque de rigueur, les raccourcis erronés, les analogies trompeuses, les interprétations hasardeuses, des témoignages imprécis, une absence de compétences techniques et scientifiques, une « méconnaissance évidente des bases élémentaires de la mécanique, du calcul des structures ou du comportement des matériaux » comme celle des techniques de démolition contrôlée, des calculs fantaisistes, des réactions exaltées et dogmatiques plus que raisonnables et posées, une certaine « idée de faire partie des “initiés”, ceux qui savent envers et contre tous », une utilisation et un abus « d’effet de manche et de rhétorique », un déplacement vers des « considérations géo-politico-stratégiques, afin de donner du sens à des phénomènes physiques qu’ils ne maîtrisent pas » où « certains voudraient aujourd’hui réécrire la mécanique pour la mettre en adéquation avec leurs croyances », discréditer tout technicien ou scientifique chargé des analyses scientifiques remettant un document « officiel » qui « fait consensus au sein de la communauté du génie civil ». Sur ce dernier point, tous les scientifiques mentiraient et la communauté scientifique internationale comploterait dans un seul et même sens pour un même et unique but. Tout ce beau monde ne serait finalement « que des imbéciles qui n’y voient pas plus loin que leur nez. Car il faut vraiment être un sacré crétin pour ne pas voir ce que le truther 4 moyen, armé d’un simple clavier et de sa souris, arrive à débusquer. […] Malheureusement, la bonne compréhension des phénomènes mis en jeu nécessite parfois de tels prérequis, ou un tel effort de réflexion et d’analyse, qu’elle reste inaccessible pour beaucoup. Il est alors bien plus facile, en faisant trompeusement appel au “bon sens”, de se réfugier dans une explication simpliste qui présente l’avantage d’être compréhensible par tous ». « Il est nettement plus facile de proposer une solution alléchante et simpliste en une phrase péremptoire, qu’une démonstration scientifique de plusieurs pages, alourdies de formules mathématiques. »
Les théories alternatives complotistes hypercritiques ne se rendent pas compte de l’impressionnante logistique qu’il aurait fallu mettre en œuvre, en hommes et en matériels, avec une minutie et une exactitude incroyable (pour mettre sur pied un complot interne, le sabotage d’immeubles préalablement affaiblis ceci en toute discrétion – en secret –, la disparition d’objets en tout genre, la falsification de données et le montage d’informations, le musellement voire l’exécution de gêneurs, etc.), le tout sans une seule fuite ou preuve matérielle concluante. Au final, Jérôme Quirant propose comme il est d’usage dans la communauté scientifique que les contradicteurs proposent et soumettent des articles techniques et scientifiques au sujet de leurs thèses alternatives à des revues adéquates (éviter par exemple les revues d’architectes d’intérieur, de cinéma, de littérature, de finance, de géostratégie, etc., mais plus en rapport avec le génie civil), reconnues comme sérieuses dans le milieu scientifique, avec un comité de lecture, des reviewers, etc., pour les faire valider. Pour le moment, aucune de ces théories alternatives « ne tient la route d’un point de vue scientifique. Aucun spécialiste du domaine n’a remis en cause les grandes lignes des conclusions validées par la communauté ».

Valéry Rasplus, essayiste, sociologue

1. www.bastison.net
2. Jérôme Quirant, 11 septembre et théories du complot, ou le conspirationnisme à l’épreuve de la science, Book-e-book, 2010 et La Farce enjôleuse du 11 septembre, Books on Demand, 2010.
3. Hachette, 1898. Disponible en ligne sur http://classiques.uqac.ca/
4. On désigne ainsi celui qui rejette les explications courantes des événements du 11 septembre (NdR).

Source : Le Monde Libertaire n°1603 (9-15 septembre 2010)