Le logiciel libre, une alternative anarchiste ?

Avec le succès des logiciels libres, la presse « branchée » s’est emparée d’un nouveau scoop : une horde de hackers « anarchistes » peut mettre en péril les world-companies centrées sur l’édition du logiciel comme Microsoft. Et en effet, le fait que ces logiciels, développés en quelques années avec une logique non-commerciale, anti-hiérarchique et anti-propriétaire, puissent être technologiquement très supérieurs à des produits commerciaux classiques est une forte remise en cause des « lois du marchés » actuelles : propriété privée, secret commercial et management … En outre, leur caractère « gratuit » (par Internet, ou par des copains qui ont déjà le CD) et surtout « libre » (personne ne peut prétendre avoir des droits d’auteurs ou autres dessus, et les textes des programmes sont accessibles par tous) peut permettre aux utilisateurs de ne plus être dans l’état de consommateur soumis, imposé par Microsoft & co. Au contraire, les utilisateurs ont désormais la possibilité de modifier les logiciels pour leurs besoins personnels, et d’en faire profiter le reste du monde. Ceci pourrait bien influer sur un avenir qui dans ce domaine s’annonçait plutôt totalitaire. Néanmoins, cette communauté de hackers (composée de chercheurs universitaires ou de bénévoles passionés à travers le monde) n’a pas d’ambition révolutionnaire, et est tout à fait prête à s’accomoder au capitalisme, si celui-ci s’adapte à elle.

1. Historique

La production informatique mondiale a essentiellement trois origines : militaire, commerciale et « indépendante ». Cette dernière est due à des universitaires (relativement libres de l’orientation de leurs recherches) et des informaticiens passionnés indépendants (« hackers »), qui développent par plaisir ou pour la gloire. Historiquement, beaucoup de grandes avancées de l’informatique (comme Internet, Unix, le langage Ada, …) ont comme origine des vastes projets du gouvernement américain (ou de l’armée américaine) qui n’arrivant pas à terme à cause de leur démesure, ont été laissé comme « jouets » à des universitaires. Mais, depuis quelques années des grandes entreprises commerciales (IBM, Intel, Microsoft, …), qui ont la capacité de s’accaparer toutes les innovations, menacent d’asservir totalement l’informatique : un certain nombre de logiciels commerciaux risquent de devenir des « standards » incontournables. 
En réaction, les « indépendants » en impulsant le projet GNU et de la Free Software Foundation (fondation pour le logiciel libre) ont dévéloppé leurs propres logiciels avec des copyrights (appelés avec humour « copyleft ») qui permettent leur diffusion libre (et généralement gratuite), sans que quiconque ne puisse se les approprier. Et ces logiciels comme GNU-Linux ou Gimp concurrencent largement leur principaux « équivalents » commerciaux Windows-NT ou Photoshop. Par exemple, le serveur Web le plus utilisé dans le monde est un logiciel libre (nommé Apache).

2. Mode de production du « logiciel libre »

Si un mode de production « alternatif » (cf. [4]) a pu se développer sur une large échelle dans l’édition du logiciel, cela tient au fait que le coût de copie et de distribution d’un logiciel (par opposition au matériel) est quasi-nul : n’importe quel particulier peut inventer un programme qui va se propager sur l’ensemble de la planète. C’était déjà vrai dans les années 80 (le coût de copie de logiciels se comptait en disquettes), mais c’est encore plus vrai depuis les années 90 avec l’avènement mondial d’Internet : n’importe qui peut mettre ses logiciels sur sa page Web, et n’importe qui d’autre peut le télécharger (au prix de la télécommunication). L’essentiel du coût de production d’un logiciel réside donc dans la matière grise qu’il a fallu mettre en activité pour le « développer » (c’est-à-dire l’écrire). Au contraire, même si les universitaires participent à l’innovation matérielle, leurs inventions ne peuvent être produites en masse que par des entreprises.
Ayant des liens profonds avec le monde universitaire, cette production « indépendante » est souvent publique et collective. Chacun peut regarder le texte des programmes et y apporter ses propres modifications. Unix, un système d’exploitation (logiciel qui permet de gérer un ordinateur) créé dans les années 70, pour fonctionner en réseau, en multi-tâche et multi-utilisateur, est un bel exemple de ce type de production. Aussi, lorsque dans les années 80, AT&T (société américaine privée de télécommunications) s’approprie le copyright de ce logiciel, la communauté universitaire américaine est désemparée de se faire « voler » son bébé. Elle réagit en créant GNU (acronyme de « GNU is Not Unix »), un projet de continuer l’aventure Unix, en logiciel libre, c’est-à-dire protégé par la GPL (license publique générale, cf. [1]) empêchant ainsi des individus de prendre contrôle d’un projet collectif de développement de logiciel.
Cette création collective de logiciel jusqu’alors cantonnée autour de grands centres universitaires (comme Berkeley ou le MIT) s’est étendue à l’ensemble du monde avec Internet. Des milliers de particuliers ont participé au développement de Linux, un système d’exploitation pour PC de type Unix, gratuit, mais qui dépasse largement son commercial et onéreux concurrent Windows-NT. Et même s’il manque encore (mais plus pour longtemps) d’applications bureautiques (traitement de textes, tableur, …) « grand public », il compte aujourd’hui 7 millions d’utilisateurs dans le monde. Ainsi, le mode de dévéloppement même de Linux est une petite révolution dans le milieu. Il va à l’encontre des principes fondamentaux de l’organisation traditionnelle de la production : hiérarchie des décideurs jusqu’aux exécutants, secret commercial et propriété intellectuelle. En effet, n’importe qui peut développer son propre Linux dans le sens où il le désire. Mais, ce projet individuel ne peut prendre de l’envergure que si on parvient à convaincre le reste de la communauté de l’intérêt de ses idées. Pour cela, il faut communiquer…
La communication passe en général par les forums de discussions internet, et éventuellement le courrier électronique. Les participants de ces forums s’échangent des problèmes, des conseils, des solutions, … : chacun participe suivant son temps et ses connaissances pour retirer des connaissances de ces forums en faisant partager les siennes.
Cette forme chaotique de communication est le coeur d’une des principales forces de Linux : sa grande évolutivité. Cela se traduit notament par la fréquence élevée de ses mises à jour : jusqu’à plusieurs fois par semaine pour les versions instables (versions dans lesquelles ils restent pas mal d’erreurs), et de l’ordre d’une fois tous les deux mois pour les versions stables (versions utilisables par des utilisateurs novices). Traditionnellement, la fréquence des mises à jour se mesurent plutôt en année. Ce phénomène fait de GNU-Linux un système extrèmement fiable : étant donné le nombre de développeurs les erreurs sont détectées très rapidement, et elles sont presque aussitôt corrigées. Ainsi, les corrections du dernier bug du pentium (erreur matérielle au niveau du micro-processeur) étaient prêtes sous GNU-Linux quelques jours seulement après sa découverte.
La réussite de ce mode d’organisation tient au fait que la production du logiciel est hautement technique et évolue très rapidement. Un mode de production basé sur la compétition, la hiérarchie et le secret commercial est dans ce cadre nettement moins efficace qu’un mode de production basé sur la collaboration et la communication. En fait, c’est particulièrement évident pour les chercheurs universitaires, qui ont l’expérience qu’aucune recherche scientifique fondamentale de haut niveau n’est envisageable hors d’un cadre non-propriétaire (sans droits d’auteur) et ouvert (les recherches sont rendues publiques).
Le mode de développement du logiciel libre mérite donc sans doute le qualitif d' »anarchiste ». Mais cet anarchisme est assez individualiste. Les individualités qui ont des projets se lancent dedans avec le mot d’ordre « qui m’aime me suive », et si effectivement ils sont suivis, ils deviennent dans la pratique assez incontournables dans les prises de décisions fondamentales. C’est le cas de Linux, projet lancé par un étudiant nommé Linus Torvald (Linux vient de « Linus Unix »). Bien sûr, rien n’empêche ceux qui seraient en désaccord avec ces « leaders charismatiques » du projet, de continuer celui-ci dans leur coin selon leur guise.

3. Enjeux sur l’émancipation de l’utilisateur

Un autre aspect de la « révolution GNU-Linux » est la remise en question de l’utilisation du logiciel. En ayant le texte des programmes (et le droit juridique de les modifier), les utilisateurs ont désormais la possibilité de comprendre comment marche le système d’exploitation, et éventuellement d’aller modifier ce texte pour l’adapter à leurs besoins. Bien sûr, tous les utilisateurs n’ont peut-être pas le temps ni l’envie de devenir programmeur système, mais ils peuvent espérer avoir une plus grande indépendance vis-à-vis des développeurs du système. Par exemple, quand on est chez soi, on aime pouvoir bricoler un petit peu sans être plombier ou électricien. Ben là c’est pareil : on a la possibilité de bricoler ses logiciels sans être un expert. Et si on bricole souvent, on peut finir par devenir soi-même un expert.
Cela peut sembler peu de chose, mais cette possibilité est probablement ce qui fait la différence entre un monde technico-totalitaire, où les individus sont dépendants de quelques experts mondiaux qui protègent jalousement le secret de leur « magie », et un monde où la technique est au service des individus qui peuvent apprendre librement à la dominer.
Pour mesurer l’ampleur de cette ambivalence de l’informatique, à la fois outil de domination ou d’émancipation, on peut s’intéresser au rapport entre l’édition du logiciel et l’école. En effet, celle-ci peut justement soit servir à endoctriner les individus, soit leur apporter les connaissances et l’esprit critique qui en feront des êtres plus libres. D’autant plus que depuis quelques temps, on nous en rabat les oreilles : l’éducation représente un énorme marché (voire LE marché du XXIième siècle). Dans un contexte de privatisation de l’enseignement, le « passage aux nouvelles technologies » ou « la nécessité de combler le retard français » est un prétexte rêvé (par nos gouvernants) pour vendre l’école. Bill Gates (chef de Microsoft, et « self-made-man » le plus riche du monde), qui est politiquement très proche de Tony Blair a déjà passé des accords avec les travaillistes pour équiper les 32.000 écoles britanniques (sans doute en échange de soutiens financiers pendant la campagne électorale). Et le même type d’accord existerait avec les socialistes français.
En fait, depuis mars 1998, Microsoft propose en France un « label Microsoft » aux établissements d’enseignements supérieurs qui le désire. Les conditions d’obtention de ce label sont les suivants : « la formation sur les produits Microsoft doit être dispensée sur la base des supports de cours Microsoft disponibles » (à 350 frs HT par module et par élève), et « l’établissement doit répondre aux conditions de MICROSOFT CORPORATION, en matière de certification des instructeurs, d’installations et d’équipements des salles de cours ». En échange « Microsoft ne garantit pas que les supports de cours Microsoft sont aptes à répondre à des besoins ou des usages particuliers, ni qu’ils permettent d’atteindre des résultats déterminés » (cf. [2]). En clair, pour obtenir ce label, il faut se soumettre totalement aux conditions financières, techniques et pédagogiques de Microsoft. Pourtant, dans la folle course à l’emploi, ce genre de label risque d’être un passage obligé pour les établissements du type IUT ou école d’ingénieur, dont les étudiants sont destinés à servir les entreprises.
Plus concrètement, à quoi va ressembler un cours Microsoft ? Cela va consister à apprendre à utiliser des logiciels Microsoft de bureautique ou de navigation à Internet. Autant de choses aussi peu enrichissantes que peu utiles : quand les élèves sortiront de l’école, les outils qu’ils auront utilisés en classe seront périmés depuis longtemps, et il leur faudra apprendre en utiliser de nouveaux. Maîtriser l’outil informatique ne se résume pas à connaître les détails et les astuces d’utilisation de tel ou tel logiciel. En particulier, il est important d’avoir une attitude critique vis-à-vis des logiciels et du matériel, pour mieux les utiliser, et éventuellement les modifier, en fonction de ses besoins. Mais, l’enjeu pour Microsoft n’est pas d’apprendre aux élèves à se former des jugements sur les outils informatiques; au contraire, il s’agit de leur faire croire que les logiciels Microsoft sont merveilleux, et qu’en dehors d’eux, il n’y a rien.
Face à cela, les logiciels libres offrent une vraie alternative (cf. [3]) : les élèves pourront librement les copier pour les utiliser chez eux (la seule condition financière sera alors d’avoir un ordinateur), et les profs auront la possibilité de montrer ce qu’il y a derrière les petits boutons et les machins qui clignotent. Le fait que GNU-Linux soit une alternative crédible à leurs équivalents commerciaux a motivé en France la création de lobbies universitaires afin que l’éducation nationale utilise les logiciels libres pour s’équiper. Mais la partie est très loin d’être gagnée pour ces lobbies, Microsoft ayant une large avance auprès de la majeure partie des technocrates européens.

4. Incorporation du logiciel libre dans une logique commerciale

Les partisans du logiciel libre ne sont pas des révolutionnaires. Ce sont en général des programmeurs, qui n’ont pas envie de voir le monde du logiciel soumis à quelques grandes multinationales. Même si à l’heure actuelle, leur pratique est essentiellement non-commerciale, ils ne sont pas hostiles à la logique commerciale, surtout si celle-ci peut briser l’hégémonie des éditeurs de logiciels propriétaires. Le meilleur exemple de cet état d’esprit est l’enthousiasme qu’a sucité au sein de la communauté l’annonce de la compagnie Netscape de rendre publique les sources de son navigateur Web. Mais c’est pour résister à la concurrence de Microsoft qui à incorporé son navigateur à son système d’exploitation, que Netscape a décidé au printemps de faire suivre à son navigateur le même mode de développement que Linux. Netscape n’oeuvre pas pour le bien-être de l’humanité, mais pour son propre profit : grâce à la « mise en liberté » de son navigateur, cette compagnie espère que celui-ci va survivre (il était fortement menacé) et qu’elle va pouvoir faire des profits sur les ventes de livres à propos du navigateur, ou les ventes de CD de ce navigateur (même si un logiciel est gratuit sur internet, on préfère parfois acheter le CD, car c’est plus simple à installer), ou sur les ventes de ses autres logiciels (elle profitera de la publicité du navigateur).
Cette stratégie commerciale de Netscape a fortement agité la communauté du logiciel libre, car certains voudraient maintenant faire de la publicité envers les éditeurs de logiciels commerciaux afin de les inciter à passer sous la bannière du logiciel libre. Par exemple, ils voudraient renommer le terme anglais du logiciel libre, « freeware », qui est volontairement ambigüe, car « free » signifie à la fois libre et à la fois gratuit (ce qui évidemment peut effrayer les marchands). Le nouveau terme serait « open source » qui signifie que le texte des programmes est publique.

5. Conclusion :

Ce n’est pas demain le grand soir
.
La communauté du logiciel libre a mis en évidence quelques contradictions du capitalisme. En prenant des principes contraires à ceux des capitalistes, elle a été capable d’avoir une production d’une plus grande qualité technique. Mais la critique de ces contradictions restant très localisée, le capitalisme est déjà en train de s’adapter. Néanmoins, cette expérience est très intéressante, car elle montre que sur une production hautement technique, un comportement libertaire n’est pas utopique. Finalement, le logiciel libre ouvre sans doute des pistes pour résister à l’asservissement par les « Nouvelles Technologies ».

References :

[1] 
FSF. GNU General Public License (GPL).
[2] 
Roberto Di Cosmo. Piège dans le cyberespace.

[3] 
Bernard Lang. Contre la main mise sur la propriété intellectuelle, des logicels libres à la 
disposition de tous, Le monde diplomatique, janvier 1998.
[4] 
Eric S. Raymond. The Cathedral and the Bazaar.

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