[Le Monde Libertaire] Vers une nouvelle vision libertaire des sciences ?

Il est temps de dépasser le différend existant entre les deux familles des penseurs des sciences se réclamant de la tradition libertaire. Nous voulons parler de cette querelle qui oppose les réalistes aux relativistes que Normand Baillargeon a présentée brillamment dans son ouvrage Raison oblige 1 paru en 2010.
Les premiers – à l’exemple de Noam Chomsky – défendent une vision réaliste et rationaliste. Ils sont partisans du libéralisme radical hérité du projet émancipateur des Lumières. Ils font confiance à l’humain pour rechercher les moyens de trouver le bonheur et la liberté. Et, dans la lignée de Kropotkine et Reclus, ils pensent que les sciences font partie de ces moyens. Ils supposent que le monde réel nous est compréhensible et que notre raison peut parvenir à s’en « approcher ». Ils font quatre hypothèses fondamentales. D’abord un monde réel existe. Ensuite les scientifiques cherchent à comprendre ce réel avec précision et honnêteté. De plus, il existe une « structure cérébrale » propre à notre espèce nous conférant une immense faculté créatrice et la capacité à distinguer le réel du langage. Cette structure est une sorte de « nature humaine » qui nous permet de décrire le monde de façon compréhensible. Elle sert en quelque sorte de base solide et commune à toutes nos actions et pensées.
Ces hypothèses constituent des points de divergence essentiels avec les représentants de la seconde famille.
Ceux-ci, à l’image de Michel Foucault, de ses héritiers postmodernistes et des sociologues des sciences radicaux, sont irrationalistes. Ils sont peu ou prou partisans du relativisme : dans leur monde, toutes les opinions se valent a priori. Le travail des scientifiques et ingénieurs doit être mis sur le même plan philosophique que celui des guérisseurs et astrologues.
Ces penseurs critiquent le rationalisme et le réalisme. À les croire, le réel nous échappera toujours parce que nous sommes englués dans notre langage et nos représentations. La science moderne ne profère rien de « plus vrai » que les autres discours moins technicisés sur la nature. Nous sommes condamnés à émettre des énoncés relatifs à une époque, à des préoccupations sociales et politiques données. Les scientifiques n’ont pas de projet sinon celui de participer au pouvoir.
Cette attaque des scientifiques, des institutions savantes et d’une science centrée sur l’Occident chrétien, phallocrate et capitaliste, était nécessaire. En tout cas, elle répondait à une attente des années 1960-1970. On traversait une crise de la rationalité : le temps était à la contestation de la puissance militaire et technologique des Occidentaux, à la décolonisation, aux revendications des cultures minoritaires et des communautés opprimées. C’était aussi l’époque où le modèle soviétique faisait long feu. Ses chars venaient d’écraser les révolutions d’Europe centrale. D’autres exemples, hors d’Occident, paraissaient prometteurs. Alors, ces libertaires ont cherché à défendre les femmes, les homosexuels, les rebouteux, les mouvements culturels régionaux, etc., tous ceux que la science occidentale aurait longtemps écrasés du poids de la Raison scientifique. Ils s’attaquèrent à l’autorité des scientifiques parce qu’elle leur paraissait totalement illégitime, car basée sur une « soi-disant » capacité humaine à connaître le monde réel. Ils voyaient les scientifiques comme des technocrates et agents de l’acculturation de masse, de l’industrialisation forcenée et de la mondialisation capitaliste. Ils cherchèrent à défendre la diversité humaine – « l’humadiversité » – contre l’idée d’une nature humaine commune et rationnelle, trop occidentale. Certains prétendirent même que cette nature humaine n’existait pas. Il n’existait pas davantage de valeurs communes à l’humanité. Le monde réel devenait flou et inaccessible. Le relativisme radical tuait la dernière autorité qui restait : celle des faits. Il ouvrait alors inconsciemment la porte au révisionnisme historique, au cynisme et à l’impuissance politique, car finalement – tous les discours se valant – au nom de quelle valeur ou de quelle nature humaine se battre contre les oppresseurs ? Et avec quel objectif si tous les systèmes se valent en fin de compte ?
La remise en question définitive de tout discours scientifique et l’absence de propositions alternatives menaient à une impasse. À quoi bon discuter de liberté, d’émancipation ou d’égalité si ces valeurs sont relatives à une époque et si leurs définitions ne sont que les résultats de rapports de force ? À quoi bon lutter si l’exploitation, la misère, la pollution, l’inégalité ne sont que des vues de l’esprit et non des faits étudiables scientifiquement ? Il n’y a plus rien à attendre de vrai d’un univers où les scientifiques ne tiennent qu’un discours parmi les autres.
le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée.
Cette controverse est certes fondamentale mais elle doit être dépassée. Or, elle est dramatique pour au moins deux raisons que nous nous bornerons ici à citer.
Cette opposition est dramatique d’abord parce qu’elle est profondément contre-productive : le relativisme est une impasse et ne permet même pas de défendre les opprimés contre un système productiviste assassin et une acculturation menée à marche forcée. Et ensuite parce qu’elle est source d’incompréhension dans le « grand public ». Ce dernier est présenté pour rétif aux sciences ou pour le moins méfiant, parfois relativiste et sensible aux discours pseudo-scientifiques. Mais qui écouter si certains penseurs présentés pour libertaires expliquent doctement que « tout se vaut » et que les faits scientifiques sont les fruits de constructions sociales et politiques comme n’importe quelle opinion ? Avec qui dialoguer : avec les gogos médiatiques préférés du président 2 ou l’ingénieur agronome plaidant pour un retour à une agriculture respectueuse de la nature, si tous les avis se valent ? Comment retrouver une nouvelle vision libertaire et libératrice des sciences sans tomber dans le relativisme total ?
Nous pensons, comme Normand Baillargeon, qu’il ne suffit plus de dénoncer l’excès d’autorité dont a fait preuve le lobby scientiste, il faut maintenant passer à l’offensive : proposer, en s’appuyant sur les scientifiques responsables, de nouveaux modèles d’organisation sociale et redonner aux sciences leur rôle émancipateur.

Hervé Ferrière, historien des sciences, IUFM de Guadeloupe

1. Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Presses universitaires de Laval (Québec).
2. Les frères Bogdanov, pseudo-scientifiques à la surmédiatisation usurpée, dont le projet de longue date de faire entrer Dieu dans le périmètre de la cosmologie est, semble-t-il, très apprécié de Sarkozy et de nombreux membres de l’UMP qu’ils côtoient fréquemment. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire n°1604 (16-22 septembre 2010)

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