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Les arpenteurs du monde de Daniel Khelmann

Fiche de lecture du livre : Les arpenteurs du monde, Daniel Kehlmann – Éditions Actes Sud (2007).

Voici un petit roman en livre de poche de 300 pages, car il s’agit bien d’un roman de fiction historique et non de deux biographies, qui débute en septembre 1828 avec le voyage de Gauss à Berlin, accompagné de son fils Eugen, pour participer à un congrès de naturalistes où Alexander von Humboldt l’avait invité. Après ce voyage, les deux scientifiques ont entretenu une correspondance pour échanger des idées sur leurs projets. Les deux protagonistes ayant travaillé pendant une courte période de leurs vies comme arpenteurs, a donné son titre au roman.

Dans son livre Daniel Kehlmann, jeune romancier plein d’humour et d’érudition raconte ce qu’auraient pu se dire deux fous de science à propos de leurs travaux scientifiques et au delà sur leurs vies personnelles. Probablement que seul un Allemand aurait pu écrire un roman comme celui-ci, non seulement par ce qu’il écrit mais aussi par ce qu’il n’écrit pas. La tendance à généraliser les comportements et l’identité des habitants d’un pays peut aboutir à des absurdités, comme l’Histoire l’a maintes et maintes fois prouvé. Cette généralisation n’est pas neutre et a souvent pour but de faire oublier la division des sociétés en classes sociales ayant des intérêts contradictoires. C’est ainsi que pour les uns le peuple allemand est plein d’un romantisme d’ «opéra», de petitesse envieuse et mesquine de petit-bourgeois : c’est une brute sentimentale. Pour d’autres, c’est la cas ici de Kehlmann, probablement pour plaire à ses compatriotes, s’il fait dire au précepteur des frères Humboldt, que « celui qui ne connaissait pas l’angoisse métaphysique ne serait jamais un Allemand » ou au père de Gauss qu’«  un Allemand c’est quelqu’un qui ne s’est jamais affalé sur sa chaise », ne dit pas par contre les raisons particulières qui ont fait qu’un pays aussi éduqué que l’Allemagne a sombré dans la barbarie. Peut-être parce que la barbarie nazie est inimaginable, même pour un Allemand, car se situant dans un au-delà de l’humain, profondément criminel et monstrueux. C’est ainsi, et Kehlmann n’en parle pas non plus, qu’Henri Heine, dans son livre « De l’Allemagne », écrit en 1831, alors qu’il habitait Paris, qu’à Goettingen, la ville dont Gauss dirigeait l’observatoire astronomique, l’association Burschenschaft, fille du soulèvement national de 1813, était dominée par un fort courant antisémite, à l’inverse de ce qui se passait à Bonn. De même une réunion des Burschenschaffen tenue à Dresde, à la fin de 1820 dont les comptes rendus ont été retrouvés, décida que l’admission des Juifs dans l’association était inutile parce que « les Juifs n’ont pas de patrie ». Le ver était déjà dans le fruit, comme nous le verrons plus loin.

Qu’avaient-ils à se dire ?

Qu’avaient-ils à se dire deux talentueux scientifiques allemands, d’un côté, Karl Friedrich Gauss (1777-1855), mathématicien, physicien et astronome saxon, que ses collègues qualifièrent de son vivant de « Prince des mathématiques » et qui plus tard sera considéré par ses pairs comme le « plus grand mathématicien de tous les temps », – plus connu par la courbe de répartition en cloche (QI, mortalité, etc.) qui porte son nom et pour ses contributions à la théorie mathématique de l’électromagnétisme – un théorème et une unité d’induction magnétique de flux portent son nom-, et de l’autre côté Alexander von Humboldt (1769-1859), naturaliste et grand voyageur prussien, alors que leurs personnalités, leurs origines sociales et leurs attitudes par rapport aux sciences auraient dû sinon les séparer, du moins les éloigner, si l’on compare l’optimisme scientiste pour Humboldt et le scepticisme plus humble pour Gauss. Si Gauss trouva Humboldt impressionnant en lisant ses aventures dans les Göttinger Gelehrten Anzeigen, il le trouva aussi absurde, comme si la vérité se trouvait ailleurs et non pas en Allemagne, comme si l’on pouvait se fuir soi-même. De même qu’il trouvait que les activités d’explorateur de Humboldt n’étaient que de simples activités d’arpenteur. Il répliqua à quelqu’un qui trouvait que l’arpentage était une occupation singulière puisque impliquant d’errer pendant des mois avec ses instruments, que c’est en Allemagne uniquement que cette opinion avait libre cours. Quand on faisait la même chose dans les cordillères, on était salué comme un explorateur.

Les origines sociales des arpenteurs

Leurs origines sociales étaient très différentes. Les Humboldt étaient nés dans une famille de la noblesse prussienne et leur aisance leur garantissait une liberté matérielle et intellectuelle, et une indépendance vis-à-vis des Lumières autant que du romantisme, leur éducation était marquée par le rationalisme de l’Aufklärung. Conseillée par Goëthe, dont sa famille était proche, la mère des frères Humboldt, à la mort de son mari, leur fit enseigner prioritairement, à l’un les sciences, et à l’autre les arts, la littérature et la philosophie. Quant à Gauss il naquit dans une famille très pauvre de Brunswick en Basse-Saxe. Bien que dès son enfance Gauss, ayant stupéfait son maître d’école par son génie en mathématiques, fut présenté au duc de Brunswick qui l’aida matériellement pendant toute la durée de ses études, tant secondaires qu’universitaires. Dans sa jeunesse Gauss avait voulu se consacrer à la philologie classique et l’idée de rédiger un commentaire de Virgile, l’avait toujours plu, mais il fut conscient de pouvoir apporter davantage de contributions dans le domaine des mathématiques.

Quelques raisons pour lire ce roman

Si ce roman suscite de l’intérêt c’est aussi parce que sans prétentions, mais plein d’érudition, il aborde l’histoire des sciences de l’époque à travers de la vie et de l’œuvre des deux savants. Tout au long du roman sont rappelées les découvertes en mathématiques, physique, chimie et astronomie, faites par Gauss, ou par des savants allemands de son entourage immédiat, et les explorations faites par Alexandre von Humboldt en Amérique du Sud et en Sibérie. Les noms, aussi bien des scientifiques que des littéraires et des explorateurs, ont leur raison d’être parce qu’ils font partie de l’histoire de leur temps et de celles des deux protagonistes du roman : Goethe, Schiller, Kant, Weber, Herz, Riemann, Bessel, Euler, Thomas Jefferson, Daguerre, Lamettrie, Pilâtre du Rozier, Montgolfier, Bougainville, Cook, Lope de Aguirre etc. Et aussi du milieu social dans lequel se meuvent les deux arpenteurs. Le fait de ne citer que des écrivains et des scientifiques et aucun musicien montre qu’il s’agit d’un « milieu cultivé » et pas du tout populaire. En effet si à l’époque il y avait peu de lecteurs c’est parce qu’il y avait encore beaucoup d’analphabètes en Allemagne, alors que par contre la musique populaire avait suscité un mouvement de masse considérable.

Mathématiques classiques, mathématiques modernes

Il ne semble pas possible de comprendre les mathématiques d’aujourd’hui si l’on n’a pas une idée de leur histoire. En effet, de ce qui est enseigné au lycée en mathématiques rien n’a été découvert après 1800. À peu de choses près il est de même des connaissances jugées nécessaires aux futurs scientifiques, dans tous les domaines des sciences de la nature, exception faite de la physique. Mais même pour les physiciens autres que ceux qui travaillent dans les théories quantiques ou la relativité, un expérimentateur n’utilise guère plus de mathématiques qu’en savait Maxwell en 1860. Chacun sait que les sciences de la nature n’ont cessé de progresser de façon extraordinaire depuis le début du XIXème siècle et le public « cultivé » a pu suivre cette vertigineuse ascension, d’un peu loin sans doute mais sans perdre pied. Les mathématiques n’ont pas moins progressé, mais en dehors de leur compréhension par les non-mathématiciens, puisque personne ne s’en est aperçu. C’est que d’une part la plupart des sciences n’en n’ont pas besoin, même aujourd’hui, que des mathématiques « classiques » – c’est-à-dire les résultats connus avant 1800 – et de l’autre, il s’est produit une véritable mutation, la création de nouveaux « objets » mathématiques, nombres et « figures » ; beaucoup de ces objets (puisque ne s’appuyant plus sur des « images » sensibles) ont détourné ceux qui ne voyaient pas leur utilité.

Gauss, Humboldt et leur époque

En 1828 les travaux de Gauss et d’Alexandre von Humboldt étaient déjà très connus dans les milieux scientifiques. En mathématiques Gauss marque une époque de transition entre les « classiques » et les « modernes ». En effet à bien des égards on peut choisir comme charnière en mathématiques les travaux de Gauss, puisqu’à l’esprit du XVIIème siècle, à la virtuosité duquel il participe, il associe les vues pénétrantes du XXème siècle. Gauss s’est imposé par son génie et la profondeur de ses contributions. Mais il a peu publié pendant sa vie et a travaillé seul. Directeur de l’observatoire de Göttingen il n’a pas beaucoup enseigné et n’eut pas beaucoup d’élèves.

Gauss qui était très sensible « au qu’on-dira-t-on », avait fait part, par exemple, à quelques amis de ses réflexions sur les « espaces courbes » fondant, malgré leur étrangeté, une géométrie non-euclidienne, mais il refusait de les publier, répondant à ceux qui le pressaient : « J’appréhende trop les clameurs des Béotiens si j’exprimais complètement mes vues ». La qualité et l’étendue de ses découvertes se sont révélées encore accrues après l’étude de ses notes, de ses correspondances, de ses œuvres posthumes et aussi par l’apport de quelques uns de ses élèves. Il fut en quelque sorte « vengé » par son élève George Friedrich Riemann, et ceci parce que celui-ci en vue de présenter sa thèse de doctorat, proposa trois thèmes à Gauss qui choisit le troisième : « Les fondements de la géométrie ». Ce choix accéléra l’une des plus grandes découvertes de l’histoire des mathématiques. Le texte que rédigea Riemann fut surprenant de concision et de brièveté : moins de vingt pages. Sa lecture reste difficile encore aujourd’hui. Gauss comme il est dit plus haut avait eu, avant tout le monde, l’idée d’une géométrie non euclidienne, à laquelle il avait réfléchi pendant quarante ans, mais sans rien publier. Ce fut donc son élève qui par sa thèse et ses travaux ultérieurs, fonda la plupart des géométries non euclidiennes.

Quant à Alexandre von Humboldt cela faisait, en 1828, près de vingt cinq ans qu’il était allé en « Nouvelle-Espagne », « Nouvelle-Andalousie », « Nouvelle-Grenade, « Nouvelle-Barcelone », aux États-Unis, puis en Sibérie. Il fût considéré en Amérique du Sud et par Simon Bolivar en personne comme « le véritable découvreur de l’Amérique du Sud », parce qu’il fut peut-être le premier Européen qui armé de toutes sortes d’appareils de mesure se soit intéressé de près à la faune, à la flore, à la géographie, aux volcans et aux langues indiennes de ce continent, et envoyé à son frère Wilhelm de nombreux matériaux. Frère avec lequel il tint une correspondance très suivie. Les matériaux qu’il lui avait envoyés peuvent être vus aujourd’hui dans un musée berlinois.

Aujourd’hui Alexandre von Humboldt n’est connu par les non-naturalistes que par le nom que porte le courant d’eau froide du Pacifique qui longe le nord du Chili et du Pérou et plus près de nous par les « pingouins » et autres « manchots », dits d’Humboldt, suite aux polémiques surgies en France à propos du « mariage pour tous » (sic).

Découpage du roman en chapitres.

Le roman comporte seize chapitres qui chacun traite d’un thème particulier. Les titres des chapitres font référence à ces thèmes. Les chapitres impairs traitent de la vie et de l’œuvre de Gauss et les chapitres pairs de celles d’Alexandre von Humboldt.

Le premier chapitre intitulé « Le Voyage » traite du voyage que fit Gauss à Berlin en 1828 à l’invitation d’Alexandre von Humboldt, alors chambellan du roi de Prusse et le deuxième chapitre intitulé « La mer » décrit le premier voyage que fit Humboldt, en compagnie d’un médecin français, en Amérique du Sud.

Le chapitre « Les nombres » fait référence à des travaux de Gauss. Il essaya de trouver entre autres la réponse à la question : « Qu’est-ce qu’un nombre » et posa les fondements de l’arithmétique. Gauss, qui avait alors à peine vingt ans, fit publier ses « Disquisitiones arithméticae », et considéra que l’œuvre de sa vie étant achevée car il pourrait difficilement faire mieux. En 1786, Gauss caractérise presque complètement tous les polygones réguliers constructibles à l’aide de la règle et du compas uniquement, complétant ainsi le travail commencé par les mathématiciens de l’Antiquité grecque. Satisfait de ce résultat, il demanda qu’un polygone régulier de 17 côtés soit gravé sur son tombeau. Dans le même chapitre l’auteur raconte un arrachage de dents dantesque. Gauss souffrant atrocement d’une dent alla voir un barbier qui se trompa de dent et lui arracha une dent saine. Cela confirma Gauss dans son idée qu’il était né trop tôt, pensant que dans quelques années la médecine et les transports auraient fait tellement de progrès que les multiples maladies dont il souffrait pourraient être guéries et les transports allieraient rapidité et confort.

Dans le chapitre « Ether » Gauss fait un sort à l’éther, ce fluide subtil, cette entité pleine de contradictions, ajoutée par Huyghens pour expliquer la propagation de la lumière, en disant que « ce Weber me plait – celui-ci étudia avec Gauss le magnétisme terrestre et une unité de flux magnétique porte son nom – mais un éther qui avale la lumière est une idiotie. « Occam’s razor » avait raison, autrement dit, il fallait limiter autant que possible le nombre d’hypothèses à l’explication d’un phénomène. Mais Maxwell, démontrant la nature électromagnétique de la lumière et disant qu’il suffisait de penser que les ondes de lumière peuvent se propager dans le vide, levait ainsi la difficulté, donnant par là même une première fois raison à Gauss. Mais c’est au début du XXème siècle que Planck, Einstein, Bohr et de Broglie jetèrent l’éther, entité superfétatoire, dans la poubelle des hypothèses mortes.

Le chapitre « Le fleuve » traite lui de l’expédition que fit Humboldt à la recherche d’un canal mythique que selon les peuples amérindiens devait relier les fleuves Orénoque et Amazone. D’après ce qu’écrit Kehlmann dans le chapitre « La mer » ce fut suite à sa lecture d’une histoire au sujet d’Aguirre le fou qui s’était proclamé empereur et dénoncé son allégeance au roi d’Espagne qu’il voulut découvrir l’Amérique du Sud. Au cours d’une expédition absolument cauchemardesque, Aguirre et ses hommes avaient navigué sur l’Orénoque à la recherche de l’Eldorado. Dans une discussion avec son frère aîné, Alexandre von Humboldt se jura d’aller voir ce qui se passait dans ces contrées sauvages, pensant que très peu de chercheurs avaient réussi à pénétrer dans cette région parce qu’on ne disposait d’aucune carte fiable. Est-ce que c’est la lecture d’une histoire sur Lope de Aguirre qui excita l’intérêt de Humboldt pour ces contrées lointaines ou bien c’est le film de Werner Herzog, « Aguirre, la colère de Dieu » sorti en 1972, et inspiré par le roman de Ramon J. Sender « La aventura equinoccial de Lope de Aguirre », publié en 1968, qui a inspiré Daniel Kehlmann ? De même que, est-ce que réellement lorsque Humboldt voyagea en Sibérie il fut systématiquement surveillé par la police tsariste, comme il l’aurait été au XXème siècle par la police stalinienne ? Il y a pour le moins un doute.

Par ailleurs les idées d’Aguirre et les siennes étaient contradictoires: Aguirre cherchait le pouvoir et l’or, alors qu’Humboldt se contentait de chercher à connaître la géographie, les volcans et la biodiversité du Nouveau Monde. Les autres chapitres traitent soit des tribulations de Gauss et de son fils à Berlin lors de leur voyage à Berlin, soit de la vie et de l’œuvre de Gauss à Göettingen et de ses voyages d’étude en Allemagne, soit des explorations d’Alexandre Humboldt en Amérique du Sud et dans la Russie tsariste. (Les chapitres « La grotte », « Le fleuve », « La montagne » et « La capitale » consacrés à l’Amérique du Sud et « La steppe » consacré à la Russie et à la Sibérie ne seront pas commentés ici, méritant pour eux-mêmes qu’un article entier leur soit consacré).

Le dernier chapitre intitulé « L’Arbre » raconte la libération d’une prison berlinoise d’Eugen, fils de Gauss, où il avait été soigneusement tabassé par la gendarmerie berlinoise et son départ vers les USA, en 1828. Libération qui faisait suite à son arrestation pour participation à une réunion politique interdite, dénotant chez lui d’un redoutable infantilisme politique, comme il sera expliqué plus loin.

Les arpenteurs, leurs lubies et leurs idéologies

Dès les deux premiers chapitres nous sommes fixés sur les lubies, les idées fixes, les contradictions et l’égotisme des deux savants. C’est un festival de drôleries et de comportements ridicules que le romancier nous montre en nous donnant à voir les aspects humains de ses protagonistes : Gauss dès l’âge de 51 ans est impayable dans son rôle de vieillard cacochyme, faible, languissant, grognon et donneur de leçons.

Son voyage » à Berlin en 1828 est un festival de plaintes et de critiques : critiques des voyages en voiture à chevaux, des cahots des voitures sur des routes en mauvais état qui le font beaucoup souffrir, humour diabolique de Dieu qu’un esprit comme le sien soit enfermé dans un corps malade, alors qu’un être médiocre comme son fils Eugen ne tombait pour ainsi dire jamais malade.

Alexandre von Humboldt par contre avait une très bonne santé ce qui lui faisait prendre des risques inutiles. Masochiste, il voulait tout mesurer et expérimenter lui-même. Il disait que ceux qui sont incapables de supporter la souffrance ne connaîtront jamais rien au monde dans lequel ils vivent. Son frère lui écrivit depuis Iéna pour lui dire que l’on a aussi des obligations morales vis-à-vis de son propre corps, qui n’est pas une simple chose parmi d’autres. Il était atteint d’une sorte de « folie » de la mesure et de l’exactitude. Toute erreur, ou tout à-peu-près, concernant les cartes géographiques, la hauteur des montagnes, la largeur et la hauteur des rivières et des fleuves le mettaient dans tous ses états. 

Les arpenteurs et les femmes

Humboldt craignait les femmes et s’en détournait pensant qu’elles seraient des entraves. On ne se mariait que lorsque l’on n’avait aucun projet fondamental dans la vie disait-il. Dans le chapitre « La mer », l’auteur raconte qu’Humboldt ayant surpris Bonpland, le médecin français qui l’accompagnait dans son voyage en Amérique du Sud, dos nu sur une femme nue à la peau mate, lui dit que si pareille chose venait à se reproduire il considérerait leur collaboration comme terminée et lui ordonna de penser à sa fiancée (que par ailleurs il n’avait pas). Un homme n’est pas un animal lui dit-il. Et dans le chapitre « La grotte » Humboldt faillit se faire « violer » par une jeune fille pendant son voyage en Amérique. Elle lui souleva la chemise, lui mit les bras autour du cou, tandis qu’il murmurait qu’elle devait le lâcher, qu’il était fonctionnaire de la couronne de Prusse. Puis elle l’emmena sur le tapis, le roula sur le dos et promena ses doigts le long de son corps jusqu’au moment où elle constata qu’il ne se passait rien. Il ferma les yeux et elle se releva. L’on peut supposer, que puisque dans le roman Humboldt ne semble avoir fréquenté de femmes, qu’il mourut puceau.

Gauss par contre qui était profondément pieux et conservateur, était troublé par le moindre contact avec une peau féminine… Il se maria deux fois et eut cinq enfants qu’il délaissa et méprisa quelque peu, se comportant en tyran domestique, bien qu’il aurait dit qu’il fallait accepter de changer de domicile pour gagner de quoi faire vivre sa famille. Il fréquenta les prostituées de Göttingen, et Nina en particulier, une prostituée née dans une ville sibérienne, que Gauss promit d’épouser et d’apprendre sa langue. Il lui rendit visite la veille de son mariage. La nuit de ses noces, Gauss, comme d’habitude toujours critique, se demanda pourquoi les femmes ne portaient pas de vêtements qu’on arrivait à défaire facilement, tellement il avait de mal à enlever la robe de la mariée et se demanda comment il allait procéder avec le jupon. Et de comparer avec Nina laquelle avait toujours porté des vêtements qui posaient moins de problèmes. Les « nombres » accompagnaient Gauss partout. Il ne les oubliait ni lorsqu’il rendait visite aux prostituées ni lorsqu’il couchait avec sa femme. Il lui arrivait même de les quitter précipitamment pendant les préliminaires amoureux pour noter quelque réflexion scientifique.

Les arpenteurs et le nationalisme

Kehlmann ne donne pas beaucoup d’indications sur les idées sociales et politiques des deux arpenteurs, bien qu’à plusieurs reprises il nous fait voir, par la description qu’il fait de quelques réunions politiques ou religieuses qui se tenaient à l’époque, que le formidable développement des sciences, des techniques et des Lumières philosophiques s’accompagnaient bien souvent de ténèbres politiques, policières et même scientifiques. Gauss qui était très conservateur, soutint la monarchie et s’opposa à Napoléon Bonaparte qu’il vit comme un semeur de révolution, ce qui ne l’empêcha pas de se faire critiquer. Quant à Alexandre von Humboldt dans le chapitre « Le fils », au cours d’une discussion avec Gauss qui lui répétait pour la nième fois que par égard pour lui Napoléon avait renoncé à canonner Göttingen, s’attira la remarque de Humboldt : « il avait bien entendu dire cela, mais il en doutait ; cela reposait probablement davantage sur des motifs stratégiques ». Humboldt lui racontait à qui voulait bien l’entendre que Napoléon avait souhaité l’expulser de Paris, le prenant pour un espion prussien. Toute l’Académie avait dû se mobiliser pour empêcher cela. Or il n’avait voulu, dit-il, faire parler personne, hormis la nature ; il n’avait sondé d’autres mystères que les vérités si manifestes de la création. Ce qui n’empêcha pas les nationalistes allemands de le traiter de larbin des Français, resté à Paris pendant toute la guerre, alors que son frère Wilhelm l’avait publiquement appelé aux armes, mais il avait fait comme si la patrie n’avait aucune valeur. Curieux que si son comportement avait été celui que racontaient ses détracteurs il ait été nommé chambellan du roi et chargé d’organiser des congrès, comme celui des naturalistes qu’il avait organisé en 1828 avec la participation de Gauss.

Wilhelm von Humboldt qui passe pour antifrançais avait séjourné longtemps à Paris, connaissait parfaitement la langue française et écrivit quelques unes de ses études linguistiques directement dans cette langue. Diplomate et linguiste d’importance (2), il a exercé une importante carrière diplomatique (en poste à Rome, Vienne, Londres), fut employé par les services de l’éducation du ministère de l’Intérieur de Prusse et représenta la Prusse au Congrès de Vienne. Sa grande réalisation fut la fondation de l’Université de Berlin en 1810 et se retira de toutes ses charges en guise de protestation contre les restrictions apportées aux libertés civiles par le décret de Karlsbad (20.9.1819) qui traduisaient l’orientation réactionnaire de la politique prussienne, enterrant ainsi tous ses espoirs libéraux. W. Humboldt refusa de choisir entre « l’universalisme de Lumières » et le « particularisme », souvent métaphysique, du romantisme allemand. En effet le romantisme philosophique, attribué à la tendance doctrinale d’un groupe de philosophes allemands de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle se fit en réaction contre la philosophie des Lumières. Ils exaltèrent l’intuition, le sentiment, la passion, la spontanéité et donnèrent une place prépondérante aux idées de devenir et d’infini. Cela donna parfois des idées pour le moins confuses et contradictoires, parfois liberticides et d’un nationalisme ravageur. Sa pensée linguistique est pionnière d’une certaine linguistique comparée qui ne perd pas de vue l’horizon d’universalité et appelle à l’unité de l’humanité. Aussi sa tentative, selon les experts, non seulement conserve tout son sens à notre époque, mais pourrait très bien permettre de sortir de l’alternative dans laquelle semble prise la question de la langue : une approche instrumentaliste d’un côté, illustrée par la linguistique chomskyenne, le cognitivisme ou la philosophie analytique et, de l’autre, une conception ontologique et esthétique, dans l’herméneutique philosophique ou la déconstruction. Wilhelm von Humboldt est un personnage singulier. Bien qu’issu de la noblesse prussienne et exercé de hautes fonctions diplomatiques et politiques, Noam Chomsky écrit à son propos dans son livre « Le gouvernement du futur (3)» : « …si l’on étudie plus attentivement les idées fondamentales de la pensée libertaire classique, que selon mon opinion personne n’a exposée avec autant de profondeur que Humboldt… l’État est une institution profondément inhumaine. C’est-à-dire que ses actions sont, en fin de compte, incompatibles avec le développement plein et harmonieux du potentiel humain dans sa riche diversité et par là résulte incompatible avec ce que Humboldt et, au siècle suivant, Marx, Bakounine, Mill et beaucoup d’autres considérèrent que la liberté était la vraie finalité de l’homme… Réellement Humboldt fut en avance de son temps en offrant une vision anarchiste, peut-être plus appropriée pour l’étape suivante de la société industrielle ».

À propos de quelques bêtises politiques, sociales et scientifiques

L’entourage « cultivé » de nos deux arpenteurs n’échappe pas aux « lois fondamentales de la stupidité » qui veulent, en accord avec la courbe en cloche de Gauss, qu’il y ait la même proportion de stupides, de crétins, de bandits et d’intelligents dans un milieu professoral que dans un milieu ouvrier.

a) Le neptunisme

C’est ainsi que dans le chapitre « Le voyage » Kehlmann raconte qu’à l’académie des mines de Freiberg, un certain Abraham Werner enseignait que le centre de la terre était froid et solide. Les montagnes s’étaient formées à partir des précipités chimiques d’un océan primitif en train de se retirer. Le feu des volcans ne provenait en aucun cas des profondeurs de la terre, il était nourri par la combustion de gisements de charbon, et le noyau terrestre était constitué de pierre dure. Cette théorie appelée « neptunisme » était défendue par les deux Églises et par Goethe. Dans la chapelle de Freiberg, Werner faisait célébrer des messes pour ramener dans le droit chemin ses adversaires qui niaient encore la vérité. Comme Alexandre von Humboldt pour ne pas polémiquer lui donnait raison Werner lui répondit qu’on ne se mariait pas lorsqu’on n’avait aucun projet fondamental dans la vie et qu’un célibataire n’avait encore jamais fait un bon neptuniste. Quant à Goethe comme Humboldt l’avait mis au courant de son intention de voyager dans le Nouveau Monde, il le prit à part et lui proposa « un projet d’envergure » : il importait surtout d’explorer les volcans afin d’étayer la théorie neptuniste. Plus tard, en Amérique, Humboldt descendit en rappel le volcan de Jorullo en pensant à Werner et à Goethe. Lorsqu’il remonta, tout vert, toussant horriblement et ses vêtements roussis, il s’écria : «  À compter de ce jour, le neptunisme est enterré ! ». Goethe n’était pas dans les petits papiers de Gauss qui le traitait d’âne depuis qu’il s’était permis de corriger la théorie de Newton sur la lumière.

b) L’entourage des Humboldt et la Ligue de la vertu

Le précepteur des Humboldt donnait à lire aux deux enfants des livres dans lesquels il était question de moines, de tombes ouvertes, d’élixirs élaborés aux enfers et des séances où des morts parlaient à un auditoire figé d’effroi. En somme un goût du passé et de la mort. Tout cela disait-il était nécessaire, la rencontre avec les ténèbres faisait partie du développement de l’individu, celui qui ne connaissait pas l’angoisse métaphysique ne serait jamais un Allemand. Les cours de physique et de philosophie étaient dispensés par Markus Herz, l’élève préféré d’Emmanuel Kant. Une fois par semaine les gens cultivés se retrouvaient dans le salon d’Henriette, femme de Herz. Ils parlaient de Dieu, et de leurs sentiments, pleuraient, s’écrivaient des lettres et se disaient membres de la Ligue de la vertu. Leurs conversations devaient être tenues secrètes, mais chacun avait le devoir de révéler aux autres membres les troubles de leur âme. Ces rencontres étaient nécessaires disait le précepteur et en aucun cas ils devaient en manquer une. Alexandre donna à lire à Henriette le livre de Lamettrie « L’homme-machine » que celle-ci refusa parce que cet ouvrage était interdit. L’auteur prétendait que l’homme était une machine, un automate d’une très grande dextérité. Et dépourvu d’âme, répondit son frère. Non, répliqua Alexandre. Doté d’une âme qui n’était elle-même que la partie la plus complexe de la machine. Peut-être tous les hommes n’étaient pas des machines, mais eux oui. C’est pour le moins étrange que des gens cultivés tiennent de pareils discours…

c) Gymnastique allemande et politique

Dans le chapitre « Le père » l’auteur raconte une bien curieuse histoire. Comme Eugen Gauss errait dans les rues de Berlin, en 1828, il fut accosté par deux étudiants de l’université Humboldt, qui l’invitèrent à une réunion politique clandestine. Arrivés devant la porte où se tenait la réunion deux jeunes gens leur demandèrent le mot de passe en leur disant: « Libres dans le combat ! auquel lui fut répondu « Germania ». Ils trouvèrent une place et quelqu’un leur dit qu’il allait, parait-il venir une personne. Lui ou quelqu’un comme lui, on ne le savait pas : il était emprisonné à Freyburg an der Unstrut, mais à ce qu’on disait il continuait de parcourir le pays incognito. De plus de plus d’étudiants arrivaient, les uns feuilletaient un recueil de poèmes ou bien « L’Art de la gymnastique allemande ». Et voici qu’Eugen reconnut dans le barbu inconnu que tous attendaient leur voisin de table qui était intervenu dans leur altercation avec le douanier deux jours plus tôt lors du passage de la frontière avec la Prusse. Pendant le voyage à Berlin Eugen donna à lire à son père « L’art de la gymnastique allemande » de Friedrich Jahn, un de ses livres préférés. Gauss essaya de le lire. Dans ce livre il était question d’appareils de gymnastique que l’auteur décrivait avec force détails. Cet individu a perdu la raison dit Gauss qui ouvrit la fenêtre et jeta le livre dehors.

« Le barbu commença son discours en levant un bras, qu’il replia sur lui-même. Le désignant de l’autre main il demanda à son auditoire s’il savait ce que c’était. Personne ne répondit, personne ne respira : des muscles dit-il. « Vous les braves, poursuivit-il il faut que vous soyez plus forts ! Car lorsqu’on voulait penser de façon approfondie, toucher à l’essence des choses, on devait raffermir le corps… Il se frappa le mollet avec son poing. Pur et dur, prêt pour un rétablissement à la barre fixe…Cette jambe, voilà à quoi l’Allemagne doit ressembler !…  Autour d’Eugen plusieurs participants avaient la bouche grande ouverte, beaucoup avaient des larmes qui leur coulaient sur le visage, l’un d’eux avait fermé les yeux, un autre se mordait les doigts… Un vrai gaillard, reprit le barbu, ne fléchissait jamais. Le front à l’ami, le torse à l’ennemi. Ce qui accablait le peuple ce n’étaient pas les forces qui s’opposaient à lui, mais sa propre faiblesse… ; Les princes, les Français et les curés l’avaient envoûté, le dorlotant et lui chantant leurs maudites berceuses françaises… l’injustice qui devait la combattre si ce n’étaient les valeureux gaillards qui avaient renoncé à l’alcool et aux femmes pour se consacrer à la force, eux qui étaient les moines de l’Allemagne, fringants et… ».

Que des étudiants de la meilleure université allemande se soient allés à des comportements pathologiques, à de contorsions émotionnelles et écouté bouche bée un orateur inconnu leur délivrant une idéologie creuse n’étonne pas. Elle participait des idéologies dangereuses qui se développaient dans l’Allemagne d’alors, préfigurant celles qui devaient émerger un siècle après, avec l’hitlérisme. Dans ce type de réunion pour nombre de ces jeunes gens teutomanes, il s’agissait de développer le patriotisme et au-delà aussi, et surtout, d’affirmer la prééminence allemande, et pas seulement dans l’ordre de « la gymnastique », de la pensée et de l’éducation esthétique.

Antonio, Syndicat de l’Industrie Informatique – CNT

Bibliographie :
1- Les arpenteurs du monde – Daniel Kehlmann – Actes Sud (2007)
2- Sur le caractère national des langues – Wilhelm Humboldt et autres écrits sur le langage – Points (2000)
3- El gobierno en el futuro (Government in the Future) – Noam Chomsky – Anagrama (2005)