[Le Monde] Vers une « précarisation par le haut » des informaticiens ?

Ils ont fait de longues études, ont le statut de cadres, et travaillent dans un secteur porteur. Pourtant, les informaticiens qui travaillent pour des SSII (société de services spécialisée en ingénierie informatique) sont en première ligne d’une « précarisation par le haut » qui menace de s’étendre, estime le journaliste Nicolas Séné dans un livre engagé qui leur est consacré, « Derrière l’écran de la révolution sociale. »

L’appellation « SSII » regroupe la plupart des entreprises de services en informatique. De la PME aux multinationales comme Atos Origin ou Capgemini, les SSII vendent des prestations : conception d’un site, gestion d’une plate-forme informatique, élaboration d’un logiciel… Les informaticiens qu’elles emploient peuvent travailler dans deux cadres : « au forfait », c’est à dire qu’ils travaillent directement dans les locaux de la SSII et leur travail est facturé au client à la journée ; ou bien « en régie », c’est à dire que l’informaticien travaille directement chez le client, pour une période qui peut aller de quelques jours à plusieurs années.

LA DOMINATION DES COMMERCIAUX

Au sein de la SSII, en plus de son supérieur hiérarchique, l’ingénieur dépend également des commerciaux de l’entreprise, qui disposent d’un grand pouvoir. Ce sont eux qui ont la responsabilité de placer les informaticiens chez les clients ; leur rémunération est directement indexée sur leurs performances. Son intérêt est donc de placer le plus possible de prestataires, le plus vite possible – quitte, dans certains cas, à tricher avec les compétences du salarié. « Lorsque je suis monté dans le taxi pour aller à l’entretien de placement avec mon commercial, il m’a tendu une feuille en me disant que c’était mon CV pour l’entretien. Dessus, il y avait des compétences que je n’avais absolument pas », explique au Monde.fr un ancien salarié d’une grande SSII. « Seule une minorité des offres sert au recrutement. La majorité est utilisée pour trouver des profils (…) Le recrutement est ensuite subordonné à l’obtention du contrat commercial », explique Nicolas Séné.

Pour pouvoir fournir très vite tous types de profils à leurs clients, les SSII pratiquent une politique de recrutements massifs. Elles démarchent les élèves en écoles d’ingénieurs avant leur sortie, et écument les sites de CV en ligne. « J’ai reçu un e-mail me proposant un entretien quinze minutes après avoir publié mon CV sur LinkedIn », s’amuse un salarié d’une autre SSII. Mais ces recrutements en masse ne s’expliquent pas seulement par le dynamisme du secteur : il est aussi « la conséquence de taux de turn-over impressionnants : 15 %, d’après les chiffres de l’Apec pour 2008 », précise Nicolas Séné. « Loin d’exprimer le dynamisme de l’entreprise, cela fait douter quant à leur gestion du personnel », analyse-t-il.

« Je ne nie pas qu’il y ait un turn-over à deux chiffres », explique Philippe Tavernier, président de la Commission social, emploi, formation et vice-président du Syntec numérique, le syndicat patronal des métiers de l’informatique. « Mais ce taux est aussi lié au profil des salariés des SSII : elles recrutent environ un jeune diplômé sur deux. Parmi ces derniers, beaucoup souhaitent se faire une première expérience, puis partent travailler dans une autre entreprise ou pour le client final. Par ailleurs, le travail en SSII peut aussi être exigeant et demande une certaine mobilité : certains salariés, à un moment de leur carrière, préfèrent une plus grande stabilité, dans un environnement connu ».

Une partie de ce turn-over s’explique aussi par les débauchages d’une SSII à l’autre : l’un des reproches récurrents parmi les informaticiens rencontrés par le Monde.fr concerne les difficultés de progression au sein de l’entreprise. « L’entretien annuel se passe toujours de la même manière : ‘tu travailles bien, mais en ce qui concerne les augmentations, cette année c’est compliqué…' », explique l’un d’entre eux. Postuler auprès d’autres SSII devient alors le principal moyen d’obetnir un meilleur salaire, un poste plus intéressant ou une zone géographique particulière. « Je voulais quitter ma SSII, j’ai mis mon CV en ligne; le lendemain, c’est mon responsable hiérarchique qui m’a appelé, il avait vu l’annonce et voulait savoir ce qui n’allait pas », raconte un ingénieur.

DOUBLE HIÉRARCHIE

Sur le papier, les commerciaux n’ont pourtant pas la responsabilité hiérarchique des ingénieurs. Ces derniers ont un référent hiérarchique, au sein de la SSII, qui doit assurer leur encadrement et la gestion des ressources humaines. Une situation complexe en pratique : pour les congés, par exemple, c’est ce supérieur hiérarchique qui doit valider les dates. Mais pour un salarié « en régie », les dates se négocient surtout avec le client, en fonction de ses besoins.

Ce flou dans les rapports hiérarchiques est problématique  sur le plan social comme sur le plan légal, juge Nicolas Séné. « La loi cadre très précisément ce prêt de main-d’œuvre : le salarié doit recevoir ses ordres uniquement de son supérieur hiérarchique dans sa SSII. S’il les reçoit du client, il y a ce qu’on appelle ‘délit de marchandage' », écrit-il. Or, en pratique, le lien entre le salarié « en régie » et son supérieur hiérarchique dans la SSII est très ténu : le plus souvent, l’ingénieur ne rencontre son responsable qu’une à deux fois par an, pour un entretien où sont abordés son travail et ses perspectives. Au jour le jour, c’est avec le client que traite le salarié. « La régie est donc parfaitement illégale. Elle reste en outre la principale cause des mauvaises conditions de travail des informaticiens », poursuit Nicolas Séné.

Pour le Syntec numérique, le système de la régie – qui concerne 150 000 salariés selon l’organisation patronale – n’est pas illégal, mais Philippe Tavernier reconnaît une certaine ambiguïté du statut. « Ces métiers sont des métiers d’expertise, avec des contraintes propres », détaille-t-il. « Pour prendre un point de comparaison, lorsqu’un plombier vient chez vous pour réparer votre salle de bain, il est salarié d’une entreprise de plomberie ; si vous, le client, lui demandez de placer un robinet dix centimètres plus haut, est-ce que vous êtes dans l’illégalité ? Je ne le crois pas. »

L’INTERCONTRAT, PÉRIODE D’INCERTITUDES

Dans ce système qui favorise les placements en flux tendus, la situation peut se compliquer pour les salariés en « intercontrat », c’est à dire la période qui sépare deux placements, surtout si la période se prolonge. « Quand votre supérieur hiérarchique est un commercial, vous représentez alors une charge pour son portefeuille de salariés », écrit Nicolas Séné, qui évoque également le cas de salariés à qui l’on impose de poser des jours de congés ou des RTT durant leur intercontrat. « Le meilleur moyen pour lui de vous rentabiliser est donc de vous trouver à tout prix une nouvelle mission. Ou, plus radical, de vous pousser à partir. Et sur fond de crise, les arguments sont tout trouvés. »

Pourtant, en plus de constituer une pause entre deux missions, les intercontrats sont une occasion rare pour les salariés de se former. Car c’est un autre point qui revient régulièrement dans les critiques des employés de SSII : la très grande difficulté à obtenir des formations, qu’il faut réclamer avec insistance, même entre deux contrats. S’appuyant sur les calculs de l’organisation professionnelle Munci, Nicolas Séné note qu’en 2007, le fonds de financement des formations était largement excédentaire, avec 25 % des sommes collectées non dépensées, indice d’un manque de formations effectuées.

Pour le Syntec, ces excédents s’expliquent surtout par un effort de collecte. « Je ne dis pas que l’on ne peut pas faire mieux, mais les entreprises du secteur dépensent entre 5 % et 6 % de leur masse salariale en formations, soit trois à quatre fois le minimum légal. Sans oublier qu’il y a un droit individuel à la formation : tous les moyens existent aujourd’hui pour bénéficier d’une formation ».

MODÈLE INDUSTRIEL

Mais au-delà de l’intercontrat, inévitable de par la nature des missions, le syndicat patronal souhaiterait pouvoir disposer, en cas de forts ralentissements de l’activité – crise économique, par exemple – du chômage partiel. « Les SSII embauchent en CDI : lorsque les clients finaux sont en difficulté et ne renouvellent pas leurs contrats, les salariés risquent d’être licenciés. Ce n’est pas bon pour l’entreprise, et ce n’est pas bon non plus pour les caisses de l’Etat », justifie Philippe Tavernier.

Actuellement, le chômage partiel est réservé à un secteur bien précis et qui fait face à d’importantes difficultés : l’automobile. Un secteur dont s’inspire directement le secteur de l’informatique, explique Nicolas Séné : recours massif aux sous-traitants des SSII, externalisations à l’étranger, en Inde notamment, gestion qui privilégie les commerciaux au détriment des ouvriers… Une proximité qui s’expliquerait en partie par les liens entre les grands patrons de l’industrie automobile et les SSII : Ernest-Antoine Seillière lui-même, le fondateur du Medef, a beaucoup investi dans Capgemini. « Le petit monde des grandes SSII est en fait un vaste laboratoire social pour le patronat », analyse Nicolas Séné.

Damien Leloup

Source : Le Monde

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