Archives mensuelles : janvier 2011

Webhelp : Prisons, suicide au travail, répression, et autres dangers Facebook

Webhelp, entreprise de télémarketing, 3eme du secteur a décidément tout pour plaire et montre que l’on peut travailler dans le secteur des technologies du XXIème siècle, tout en gérant les employés avec autant de bas-goût qu’au XIXème siècle : délocalisations au Maroc, relocalisations en prison (avec une plateforme de douze détenues pour longues peines dans la prison de Rennes percevant 4 euros bruts de l’heure après dédommagement des victimes , sous couvert de discours de réinsertion sociale), le suicide récent d’une télétravailleuse à domicile à la suite de laquelle la direction a dû finir par accepter de faire une déclaration d’accident de travail sous la pression efficace du CHSCT de Caen dont dépendait cette télétravailleuse.

Nous tenons à féliciter le travail des syndicalistes du CHSCT, parce que ce faisant, ils ont ouvert une brêche dans le droit du travail concernant la reconnaissance du suicide au travail, qui sera d’autant plus importante que le télétravail est amené à prendre de l’importance, dans tous les secteurs de l’informatique et des télécommunications.

Pour ce faire, le CHSCT a fourni au Parquet une lettre posthume de l’employée faisant le lien entre  son suicide et son travail. La démarche du CHSCT est d’autant plus justifiée que deux tentatives de suicides avaient déjà eu lieu dans ce centre, et que les enquêtes du CHSCT l’avaient amené à demander sans succès que les managers soient formés à la prévention de ces risques.

Mais, c’est bien le couteau sous la gorge que la direction a accepté de remplir une déclaration d’accident de travail. La direction a tout fait pour museler le CHSCT et étouffer l’affaire. Elle a choisi pour cela de se livrer à une campagne d’intimation sur Éric Blanchemain, secrétaire du CHSCT et délégué syndical CGT de l’entreprise, qui a enquété sur le suicide.

Il faut dire que le lendemain du suicide, le profil Facebook de la CGT-FAPT affichait le billet d’humeur « Journée de merde, boulot de merde, boïte de merde, chefs de merde ». Et bien qu’il s’agisse d’un profil commun à plusieurs salariés, la direction a choisi de saisir le tribunal correctionnel à l’encontre d’Eric Blanchemain personnellement, et d’engager une procédure de licenciement, qui s’est finalement soldée par une mise à pied de cinq jours.

Le syndicat de l’informatique soutient totalement l’action des syndicalistes de Webhelp qui luttent contre un taulier, et nous reviendrons très prochainement sur le site du syndicat sur l’ensemble des problématiques liées aux pratiques de Webhelp comme le travail en prison, les suicides au travail, et les dangers des réseaux sociaux Facebook qui vont bien au-delà du seul cas de Webhelp.

[Le Monde Libertaire] Se réapproprier le progrès technique

Les rapports de la science dite fondamentale et des technologies, des sciences appliquées, des produits industriels issus de savoirs techniques très élaborés, sont d’une grande importance pour la conception d’une future société libertaire, tant la question de la définition des biens socialement acceptables est forte. L’article proposé ici constitue une utile piste de réflexion.

Jeter le bébé technologique avec l’eau du bain capitaliste, c’est se priver par paresse intellectuelle d’outils potentiellement utiles à la société.
Le capital a confisqué le progrès technique pour son profit. Il faut comprendre par quels mécanismes il a opéré et se réapproprier la chaîne de l’innovation afin de l’articuler autour d’une autre idée du progrès technique, un progrès que nous aurons redéfini. L’innovation et le progrès technique sont le fruit d’un processus que l’on pourrait découper en trois domaines distincts, à savoir la recherche fondamentale, la recherche et développement, et l’industrialisation.
Tout progrès technique s’appuie en premier lieu sur des outils théoriques et des paradigmes construits par la recherche fondamentale, qui suit théoriquement un intérêt purement scientifique.
Cependant, la science pour la science est un grand principe qui résiste difficilement à l’épreuve des faits, tant il y a débat sur la manière dont le capitalisme et la raison d’État gangrènent la recherche fondamentale et les décisions budgétaires.
En second lieu, la recherche et développement va s’appuyer sur les outils que crée la recherche fondamentale pour les appliquer au réel par l’ingénierie. Les applications développées, les prototypes, s‘ils remplissent les critères des investisseurs, pourront passer au stade de l’industrialisation. Ici, le jeu est déjà très clair. La recherche et développement est le fait de sociétés privées. Les prototypes sont développés dans l’optique du marché. L’étude de marché borne l’ingénierie. L’ingénieur peut bien avoir ses convictions, ses intuitions de scientifique, son idée du progrès technique, il n’en reste pas moins au service du capital. Sans promesse de rentabilité, pas d’application possible.
Le développement est piloté par un triptyque : rentabilité, délai, qualité.
Si les concepts de rentabilité et de délai n’entretiennent pas le doute quant à leur relation au capital, arrêtons-nous un peu sur la qualité. Il m’a un jour été rapporté la phrase d’un cadre d’une grande société pétrolière en visite sur un site d’extraction offshore. Elle plante très bien le décor : « On peut accepter la médiocrité, du moment qu’elle est rentable. » La qualité au sens du marché est donc toute relative. On pourrait parler de qualité mercantilement acceptable, voire de non-qualité volontaire pour des besoins de rentabilité. Les exemples abondent de téléphones portables, d’appareils hi-fi, de logiciels, etc., vendus dans un état de finition et de qualité tout juste acceptable, et accepté parce qu’on nous a habitués à leur médiocrité. C’est qu’il faut respecter les délais de mise sur le marché pour faire face à la concurrence. Il faut aussi garantir un cycle de vie du produit qui ne soit pas trop long, pour renouveler le parc très régulièrement. Le critère de qualité est subordonné à la rentabilité à court terme de toute activité. Et il est bien normal, dans une optique capitaliste, qu’un agent cherche à rentabiliser au maximum son activité.
Si on s’en tient aux gadgets électroniques, la qualité relative ne fait que dégrader notre quotidien. Mais les conséquences peuvent être autrement plus dramatiques sur des applications comme un véhicule automobile dont on ne peut garantir la fiabilité de l’électronique embarquée, ou une centrale nucléaire dont on sait qu’on sacrifie une portion de la qualité et de la sûreté au profit de la rentabilité.
Sur ce dernier exemple, on peut se référer aux documents confidentiels d’EDF sur l’EPR en construction à Flamanville, récemment exhumés par le réseau Sortir du nucléaire 1. Ces documents détaillent les choix techniques adoptés pour le pilotage et la sécurité de la centrale. Ils explicitent en fait clairement le sacrifice fait de la sécurité au profit de la rentabilité d’exploitation.
Le critère fondamental ici est bien la rentabilité. Si les promesses de profit justifient l’investissement de départ, l’application a de bonnes chances d’être industrialisée pour rencontrer les désirs et les « besoins » qu’on aura préalablement éveillés chez les consommateurs cibles.
Nous voilà donc à la troisième étape, l’industrialisation. L’ouvrier, lui, produit les nouvelles technologies. Il n’a pas son mot à dire, il n’y a aucune ambiguïté quant à son rôle : il subit. Il est exclu d’en appeler à sa subjectivité, à son idée sur le progrès technique. Les critères de rentabilité-délais-qualité ne sont pas toujours seuls en jeu. Le pouvoir étatique peut aussi avoir son mot à dire. Parfois, l’État a intérêt à huiler la grande machine de l’innovation, en particulier dans les secteurs dits stratégiques, comme le susmentionné nucléaire, ou l’industrie de l’armement. Soit il procédera par subsides prélevés sur l’argent public, soit par une réglementation avantageuse. Il marchera main dans la main avec le capital, tant pouvoir et argent aiment à entretenir de bonnes relations. N’en déplaise aux déistes du marché, il n’y a pas de main invisible qui autorégulerait tout, mais plutôt à la base la volonté de personnes qui se donnent les moyens de leurs ambitions.
Dans tous les cas, le point charnière sans lequel il n’y a pas d’innovation et d’application du progrès technique, est l’investissement. À la commande de l’investissement, c’est donc le capital et l’État qui ont pouvoir de vie ou de mort sur le progrès technique. Les acteurs capitalistes et étatiques utilisent le « progrès technique » comme prétexte à la recherche du profit et du pouvoir maximums.
Se réapproprier l’innovation technologique pour ne pas se la faire imposer requiert donc de se substituer aux acteurs capitalistes et étatiques.
On voit poindre alors toute l’importance du politique dans ce raisonnement, et cela démontre combien il importe de définir ce qu’est le progrès technique et de se réapproprier les décisions cruciales quant aux applications techniques. C’est le politique, dans le sens d’une communauté qui élabore des idées de vie, et non le capital, qui doit décider de la marche du progrès technologique. Comment en arriver là dans les faits ? Par l’organisation qui sera la plus à même de faire émerger des consensus en des instants et des lieux précis, de répondre le plus fidèlement possible à l’intérêt d’une communauté, sans faux-semblants ni intérêts masqués de quelques groupes de pression.
Un exemple concret de réappropriation de la production (de la conception par les ingénieurs à la réalisation par des ouvriers et techniciens) nous est donné par l’expérience Lucas Aerospace. En 1973, en Angleterre, suite à l’annonce d’un plan de restructuration et de 2 000 suppressions d’emplois, les salariés de ce groupe leader de l’aéronautique civile et militaire décident de prendre leur avenir en main et forment ce qui s’appellera le Projet Lucas 2. Ils créent un groupe interne à l’entreprise qui réunit des scientifiques, des ingénieurs et des ouvriers. Ils se fixent pour mission de redéfinir leur production. Quels biens utiles au plus grand nombre peuvent-ils produire compte tenu de leurs connaissances et de leurs savoir-faire, et comment peuvent-ils mieux les produire ? Comment peuvent-ils les produire dans une organisation non hiérarchisée, qui laisse place à la créativité et aux savoir-faire de chaque individu, tout en respectant les hommes et leur environnement ?
Ils ont trouvé des appuis dans certaines municipalités, dans certaines universités, qui leurs ont permis de mener à bien plusieurs projets. Leur plan de production était économiquement viable et plusieurs prototypes ont été construits et exposés. Les membres de ce groupe se sont cependant bien vite retrouvés isolés, pressurés par la direction, ignorés par les syndicats, salués mais bien vite abandonnés par le gouvernement travailliste de l’époque. Il reste de cette expérience une liste, non exhaustive et toujours en cours de définition, qui établit les critères fondamentaux d’un « produit d’utilité sociale ». Cette liste ne s’est pas construite théoriquement ou imposée par une hiérarchie, mais elle est le résultat d’une expérience partagée par tous les acteurs de ce projet. En parcourant les différents points qu’elle aborde, on se rend compte qu’avec l’idée initiale de redéfinir ce qu’ils allaient produire, la réflexion de ces hommes et femmes les a poussés à couvrir les notions de progrès technique, de progrès social et de progrès environnemental.
Aujourd’hui, alors que les fermetures d’usines et les restructurations s’abattent à un rythme effréné, alors que le productivisme et le culte de la croissance nous conduisent à notre perte, il faut plus que jamais soutenir ce flambeau.
Nier le progrès technique en bloc et jeter l’opprobre sur ses acteurs sans discernement, c’est finalement l’abandonner encore un peu plus aux pulsions morbides du capital. À travers cet exemple, on voit qu’outre la réappropriation de l’outil de travail, le déplacement des centres de décision au plus près de la production permet la redéfinition ponctuelle et évolutive de ce qu’on considère comme progrès technique. Les acteurs de la production se réapproprient ainsi l’outil et la finalité de leur travail. Ils questionnent cette finalité et ils remettent en cause son utilité sociale. On peut produire moins et mieux. Quand le capitalisme et l’état sont sortis de la boucle, le progrès se redéfinit par notre expérience de tous les jours et nos intérêts réels et communs.

Romain C.

1. Révélations d’une source interne à EDF, « l’EPR risque l’accident nucléaire » :
www.sortirdunucleaire.org
2. Revue Z, n° 3, Amiens, printemps 2010, « Working Class Heroes ». Mike Cooley, Architect or Bee ? The human price of technology, The Hogarth Press, Londres, 1987.

Source : Le Monde Libertaire

[Le Monde Libertaire] De la science comme émancipation et comme danger : la fructueuse ambivalence bakouninienne

Nous reproduisons ici de courts extraits de Dieu et l’État dans lesquels la conception bakouninienne de la science est condensée. Nonobstant le style et le lexique quelque peu datés, le propos conserve sa pleine pertinence pour l’élaboration d’une conception des sciences au sein du mouvement anarchiste, esquissée dans ce journal depuis la rentrée, selon laquelle d’une part, les sciences sont une modalité unique de l’agir humain sur le monde – puisque cette modalité est un entendement potentiellement délié des mensonges de la religion –, d’autre part que la science se doit d’être un savoir partagé, constitutif de l’individu autonome et non pas confisqué par une avant-garde, une technocratie spoliatrice de l’élan émancipateur des masses. La science visée par Bakounine est principalement celle qui, à son époque, est encore engluée dans une métaphysique pesante et stérile. En revanche, il loue les sciences naturelles, les sciences expérimentales, grosses d’un mouvement de compréhension du monde permettant de s’échapper des rets de l’ordre théologico-bourgeois*. Une filiation avec certains des plus importants philosophes des Lumières se lit dans ces lignes, alors même que la science de l’époque de Bakounine est devenue majoritairement positiviste et que le scientisme est érigé en nouvelle croyance. Par ailleurs, on remarquera, entre autres, une clause fondatrice de la pensée bakouninienne, à savoir un matérialisme remarquablement assumé, un matérialisme tout diderotien pourrait-on dire. On y lit encore, de manière intense, la tension entre une science qui pense le monde et une science qui veut souvent agir sur le monde. Tout cela résonne à nos oreilles contemporaines, cependant que l’on peut contester, avec le recul de plus d’un siècle, la rigide démarcation que Bakounine établit entre la science du général et les manifestations singulières des phénomènes. La science actuelle semble pouvoir se défaire de cette dichotomie autrefois nécessaire. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.

L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.
Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciples de l’école doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.
La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit.
L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est-à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes à leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites.
L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
[…]
Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science – à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité –, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. […] Elle n’a pu le faire que pour deux raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce qu’elle s’est posée elle-même, jusqu’ici, comme le but absolu et dernier de tout développement humain ; tandis que, par une critique judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre qu’elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la Terre.

Michel Bakounine
Extrait de Dieu et l’État

*. On lira avec intérêt les analyses d’Irène Pereira (http://raforum.info [article « Bakounine : la révolte de la vie contre le gouvernement de la science »]), plus détaillées que ce que nous pouvons faire ici. Nous la rejoignons notamment dans son analyse de la critique que Bakounine adresse au matérialisme dialectique de Marx, empêtré dans un hégélianisme fatal – critique d’une pertinence considérable, acte novateur et proprement révolutionnaire. Si je puis résumer, en songeant à ma propre inclination épistémologique, Bakounine est plus proche de la modeste théorie de la connaissance d’un Darwin – mais ô combien prolifique en termes de résultats scientifiques – que de la grandiloquence du système conceptuel marxiste. (NdR.)

Source : Le Monde Libertaire